Si je suis entré dans l'adolescence au début des années 1970 sans avoir jamais croisé le mot dystopie, j'avais du moins, faute du terme, une bonne idée de la chose : j'avais déjà lu le Meilleur des Mondes, 1984 et Fahrenheit 451.
Un bonheur insoutenable d'
Ira Levin (This Perfect Day, 1970) vint s'ajouter à cette courte série désenchantée. J'étais encore dans ma période de naïveté littéraire et, durant plusieurs saisons (j'étais et je suis resté un grand relecteur), la solitude de Copeau, le personnage principal, ses rêves de liberté, ses équipées nocturnes dans des bâtiments déserts eurent un écho particulier chez l'ado renfermé que j'étais. S'il y a un livre que j'ai lu et relu, c'est bien Un bonheur insoutenable.
Mes réserves sur la qualité littéraire du roman vinrent un peu plus tard, le goût se développant avec l'âge. S'il est correctement écrit, Un bonheur insoutenable est loin d'être un chef-d'oeuvre et je finis par le mettre de côté, mais sans jamais l'effacer de ma mémoire. L'auteur est américain, ce détail a de l'importance, on le verra plus loin. (Les trois autres romans cités ont mieux vieilli dans mon estime.)
L'intrigue se déroule dans un futur indéfini. L'humanité (la Famille) est dirigée par un superordinateur (UniOrd) et des injections régulières (les « traitements ») préservent les humains de l'agressivité, mais aussi de la curiosité et de toute liberté intérieure. le moindre déplacement ou le moindre geste requièrent une autorisation que l'on obtient (ou non) en présentant la plaque de son bracelet personnel à un lecteur idoine. Une prévenance sans faille préside aux rapports humains. Partout règne l'harmonie. Par la sollicitude de tous envers tous, la Famille exerce son emprise sur chacun de ses membres et le moindre comportement déviant est vite repéré et prestement soigné par un ajustement des traitements du « malade ».
Cet aspect du livre m'était revenu à la mémoire au début des années 1980 quand, venant des É.-U., vinrent les premières manifestations de la Political Correctness. Les Américains forment un peuple paradoxal chez qui la violence avouée des rapports sociaux est compensée, si l'on peut dire, par la pratique et l'exhibition d'une gentillesse niaise.
J'ai tout de suite fait le lien entre la prévenance universelle d'Un bonheur insoutenable et la rectitude politique naissante. Dans les deux cas, le but visé est le même, celui de décliner les rapports humains sur le mode d'une onctuosité sans grumeaux. Bien vite, avec la rectitude politique, le souci de ne blesser personne s'est imposé dans le monde réel et non plus seulement dans la fiction sous des formes obsessionnelles et caricaturales, tyranniques diront certains. le phénomène ne s'est pas essoufflé et il a persisté jusqu'à nos jours, amplifié et ramifié.
Je m'étais demandé alors (retour aux années 1980) si nous n'étions pas en train de nous imposer de notre plein gré une dictature de la gentillesse et du conformisme à l'image de celle
De La Famille. Ses membres, dans le roman, avaient au moins l'excuse d'être sous l'emprise de traitements médicamenteux et de n'avoir jamais connu un mode de vie « normal ». Nous n'avons pas cette excuse.
Est-ce qu'
Ira Levin n'a pas perçu quelque chose qui s'annonçait aux É.-U. et dans le monde occidental en général ? N'a-t-il pas tenté de traduire par la fiction une tendance de fond de la société américaine qui allait prendre de l'ampleur ? Peut-être ne la saisissait-il que confusément (la version originale du livre date de 1970) ?
1984 d'Orwell et Un bonheur insoutenable de Levin décrivent des dictatures. Les moyens de les perpétuer différent. La terreur qui prévaut dans la première dystopie est remplacée par des traitements médicamenteux dans la seconde. Une omniprésente surveillance, inquisitrice et implacable dans 1984, fraternelle (maternelle ?) et pleine de bonnes intentions dans Un bonheur insoutenable, enserre l'individu dans ses mailles.
Qui aurait soupçonné ces temps où dictature et conformisme étaient des périls auxquels il fallait échapper que la population irait bientôt se placer d'elle-même avec empressement devant les appareils de surveillance et qu'il y aurait compétition à qui les alimenterait avec le plus d'enthousiasme, à qui dévoilerait le plus de sa vie intime ? Qui auraient imaginé que la société s'imposerait de plein gré un langage « correct » à base de lessivage du vocabulaire et des idées, ou que notre grande bonté accoucherait d'un monde de dénonciations et de harcèlements collectifs ? Plus besoin d'Inquisition, les surveillés se surveillent eux-mêmes, se dénoncent et se punissent entre eux.
Un bonheur insoutenable, roman visionnaire ? Oui, dans un sens, même si le gros ordinateur central est un fantasme d'une époque où les ordinateurs personnels et les objets connectés n'existaient pas. Sur ce point, et sur celui du rapport entre les sexes (cf. la scène de viol), le livre date. Je lui dois quand même d'avoir reconnu les effluves de la rectitude politique dès le début des années 1980. J'étais peut-être un lecteur naïf, mais pas trop idiot pour autant !
Ce roman a compté dans ma vie, voilà pourquoi j'inaugure mon compte Babelio avec lui, même si, par ses qualités littéraires, loin d'être au niveau de la perspicacité du propos, il ne mérite pas un tel honneur. Mais les chefs-d'oeuvre n'ont pas besoin de mon aide !