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sur 379 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Le colonel ne dort pas. Mais, pourquoi ?
Oh, si vous saviez... vous comprendriez !

Ce que le colonel a fait est monstrueux.
Il a fait souffrir, il a torturé, il a déshumanisé des malheureux qui étaient entièrement à sa merci.
Le tout sans états d'âme. Sans la moindre trace d'empathie. D'une façon froide et "professionnelle".
Oui, le colonel a bien fait son travail, c'est un bon colonel.
Mais maintenant, il ne dort pas.

Pourquoi ?
Ce monstre froid aurait-il donc un coeur ?
Assailli par les souvenirs, hanté par ses victimes, il ne dort pas.
Il ne comprend pas ce qui lui arrive et commence à se poser des questions auxquelles il ne trouve pas de réponse : "Le colonel a oublié le moment exact où il a cessé de dormir. Après quel mort, quel interrogatoire, quelle bataille, quel corps qui n'en était plus un."

"c'est fou ce que c'est lourd une ombre
on ne le croirait pas"
Eh oui !
Du coup le colonel ne dort pas.

Écrivant de façon très poétique, dans un contraste saisissant avec un fond oppressant, Emilienne Malfatto nous offre une interrogation sur le remords et la culpabilité. Sur la part d'humanité qui subsiste au fond de chacun, même chez les personnes les plus endurcies.

Les personnages ne sont pas nommés et ne sont désignés que par leur fonction (le colonel, l'ordonnance, le général...) ce qui rend le récit intemporel et universel.
Choix judicieux, hélas, L Histoire nous prouvant que l'Homme n'est jamais à court d'imagination dans l'horreur.

Le colonel est un exécutant. Il accomplit le sale boulot.
Est-il plus ou moins coupable que ceux qui lui ont commandé de le faire ? Vaste question !
Le colonel, ce pourrait être Eichmann qui déclara froidement à ses juges : "Je n'ai fait qu'obéir aux ordres."

Un livre fort, une lecture marquante.
Emilienne Malfatto confirme l'immense talent que je lui avais découvert dans son premier roman, "Que sur toi se lamente le Tigre".
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Ce roman qui a reçu le prix Monte-Cristo 2023, est un roman puissant est addictif.
Il est impossible de lâcher ses pages avant de connaître la fin.
J'ai apprécié le contraste entre ombre et lumière. La lumière est d'ailleurs pratiquement un personnage à elle seule.
Le style est parfait, fluide, incisif.
Emilienne Malfatto dresse dans ces pages le portrait d'une guerre qui peut être n'importe quelle guerre, dans une ville sans nom , d'un pays inconnu, ce qui permet au lecteur de s'immerger totalement dans le récit puisque celui-ci peut se dérouler n'importe où dans le monde.
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L'autrice est reporter photographe et elle écrit avec des mots et de la couleur. Tout est gris et flou… Pas de lieu, pas de noms, pas de temporalité… On peut sans aucun doute situer le roman dans des dictatures, dans plusieurs parties du monde (Amérique latine? Argentine? Irak? et dans le contexte actuel, ce terme de reconquête me fait également penser à ce qui se passe en Ukraine…) Et même si c'est de la fiction, ce n'est pas si loin de chez nous pas si loin de nous ( la citation de Messmer qui fait réfléchir …)
Il y a en fait quatre personnages: le Colonel, l'Ordonnance et le Général et les victimes , ici le torturé, celui qui met à mal les certitudes du Colonel, instille le doute en lui et le confronte à la peur. 
Le Colonel est un « spécialiste » de la torture, un type qui fait son « travail » (il qualifie ainsi le fait de torturer sur ordre, ce qui lui enlève la responsabilité de ce qu'il fait) , une réalité historique, la violence de la guerre, ce que les hommes sont capables de faire à d'autres hommes… Comment peuvent-ils vivre avec ce qu'ils font ? C'est l'absurdité de la guerre, le massacre commandé… L'endoctrinement excuse-t-il tout ? Est-ce un monstre?
Le Colonel est gris, il y a juste une touche de rouge sur la casquette de son ordonnance… ce rouge me fait penser au sang des victimes dans le gris de son univers… et du doré dans l'univers poisseux et mouillé du Général.
Le Colonel va avoir peur d'un homme qu'il torture et qui le regarde très sereinement, sans haine; il va se rendre compte qu'il est seul face à ce qu'il fait… et il bascule dans une sorte de folie, il se rend compte que c'est lui qui a le pouvoir d'écraser et non plus qu'il est sous les ordres de quelqu'un.
Ce qui est incroyable c'est qu'on finirait presque par le plaindre…
Il y a deux récits en parallèle, deux formes d'écriture; l'autrice utilise le vers libre pour faire parler le Colonel et en le récit de la vie du Colonel est écrit en prose… 
Tout est gris, entre le noir et le blanchâtre ; c'est un roman qui parle de la luminosité, de la brume, du flou, c'est en même temps irisé et opaque, malaisant, le Colonel parle du « carnet noir de son âme » … Sa part d'ombre, qui se fond avec l'ombre qui cache les rues, le ciel, la ville… L'ombre, le brouillard, la brume qui enveloppe tout et rend tout irréel. Tout semble étouffé… Tout est ombre et manque de lumière, pluie, grisaille…
Dans la nuit, le colonel devient hanté par les fantômes des torturés qui le regardent…
C'est étouffant, tout est suggéré, il y a peu, voire pas de scènes ruisselantes de sang, cela prend aux tripes et on ne peut que se poser des questions sur la torture et les bourreaux., le passage à l'acte, la puissance des ordres et de l'acceptation de faire ce qu'on vous ordonne, le remords.
Et la manière de nous présenter ce personnage est juste exceptionnelle … Les horreurs de la guerre… 

Lien : https://www.cathjack.ch/word..
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Voici un texte aussi court qu'intense. Il est d'une grande beauté, alliant le style narratif et la poésie en prose. Ces choix plongent le lecteur dans un maelstrom d'émotions. Ils lui permettent au sens propre t'entendre le cri de détresse du colonel qui, sous nos yeux, perd son humanité.
Bien sûr, de prime abord, on est perplexe. Cet homme, qui torture à longueur de journée, de semaines, de mois, a-t-il une conscience ?
Ce colonel est un tortionnaire. Chaque nuit, il est poursuivi par ses victimes qui le hantent. La nuit, c'est son âme qui prend les commandes, oubliant le conditionnement militaire, la place que la société lui a assignée.
C'est le tour de force de ce roman, apporter de l'humanité à celui qui la nie, amener le lecteur à faire un pas de côté et à oublier le jugement rapide que l'on a tous face à ces bourreaux.
Une autre façon de rappeler que les monstres n'existent pas, ces tortionnaires appartiennent aussi au genre humain. Avec toute l'horreur qui accompagne cette prise de conscience.
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Est-il possible d'écrire un récit poétique en racontant les états d'âme d'un tortionnaire non repenti ?
Apparemment oui, si on s'appelle Émilienne Malfatto.
Comment dire, sans choquer, qu'on a apprécié un roman tel que celui-là ?
Je vais essayer.

Le Colonel a perdu le sommeil petit à petit, quand ses victimes ont commencé à le hanter, à « torturer »  son âme , plutôt le filament d'âme qui lui reste. Il s'adonne à l'introspection, accueille ses insomnies peuplées des souvenirs des personnes torturées qu'il surnomme des « choses  (des hommes-chiens écorchés) », tellement il a froidement coupé, taillé, sectionné :

« c'est un peu comme
Une forme de torture très lente
Et très raffinée
Le tortionnaire torturé
De sa propre main
Le persécuteur persécuté »

Un portrait monochrome, gris, d'un maître ès tortures qui n'a jamais remis en question les ordres de la hiérarchie : la guerre, c'est la guerre, tous les moyens sont bons pour faire parler même ceux qui n'ont rien à dire, c'est à ce juste prix qu'on vainc l'ennemi. Tuer ou être tué…Et c'est tout un art, de faire souffrir sans laisser mourir, de connaître et ne pas dépasser le point de non retour, celui des « yeux de l'hallali ».

Les poésies introspectives qui entrecoupent les chapitres sont à couper le souffle, je n'en reviens toujours pas qu'une écriture au contenu oppressant, glaçant, puisse être emplie de poésie mais pas d'empathie. Quelle justesse ! Quel coup de maître !

« Qu'est-ce que vous croyez
J'aurais aimé moi aussi
Aimé
Être heureux
Avoir la sensation de vivre
Et non de traverser l'existence comme
Un champ de ruines
Des ruines j'en ai trop vu trop
Provoqué
Si bien que mon âme s'est mise à leur
Ressembler
Vous me direz cela vous est égal
Mon malheur je l'ai cherché
Et il n'est écrit nulle part que les victimes
Doivent avoir
De la sympathie

Pour leur bourreau

J'ai depuis longtemps perdu toute
Prétention
À la sympathie
À l'amitié à
L'amour
À la pitié »

Un court roman bluffant que je suis contente d'avoir lu après des mois d'hésitation, et j'en remercie Jean-Luc, @JLBlecteur : sans ses explications dans des fils de discussion et sa chronique, je serais passée à côté.
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Si je mets deux commentaires de 5 étoiles est-ce que cela compte pour 10 ??
Mais comment commenter un tel coup de coeur XXXL ?
Je me lance…
 
Une ville bombardée,
un champs de bataille dévasté.
 
Tout est gris, gris-souris
mais rien ni personne ne sourit.
 
Tout est gris, gris-perle
mais céans rien ne perle
seul le néant déferle.
 
Tour est gris, gris anthracite
quand entre ici le colonel gris
dans l'antre tactique du général
qu'il gène et râle
mais l'enrôle, pâle,
en tacite aval.
 
Tout est silence.
un silence lourd, massif, atonal
comme massif est le lourd général
qui souffle, renifle et avale
les reliefs de ses fosses nasales.
 
Tout est silence
face au colonel gris
Il induit le silence.
Il enduit de silence,
un silence de mort !
 
Du gris, du silence
et l'odeur acre de la mort.
 
Enki Bilal est convoqué ici dans l'entrée en matière visqueuse de ce roman oppressant qui nous enfonce dans les tréfonds d'une anonyme nation totalitaire qui vient de déboulonner son dictateur.
Aucune couleur, un gris poisseux.
 
L'heure est pourtant à la reconquête mais par la curée.
 
Alors, le colonel couleur de cendre
en ses quartiers saura descendre,
obscur caveau où lames et lanières
tranchent et lacèrent
dans un cercle de lumière.
 
Le colonel gris
de ses actes, aigri
jamais ne dégrise.
 
Accourent écorchés vifs
fantômes des nuits de crises.
 
A ses mains requises
travaillées aux canifs
chairs et peaux sont soumises
à sa funeste maitrise
de l'art honni, sans convoitise,
prodiguer l'ultime supplice,
délice surgi de jadis :
 
LA TORTURE !
LA TORDURE
ORDURE !!!
 
Sur l'écran noir de ses nuit grises
Il se projette le cinéma
de ses si nombreuses prises
de guerre menées de vice
à trépas.
 
Car son âme aussi est grise
qui jamais ne déplisse
ses lourdes paupières grises
ou nuitamment glissent,
défilent et s'enlisent
les charognes qui pourrissent
et pour toujours domicile élisent .
 
Il a fondu au gris.
Il s'est décoloré
déshumanisé
mis hors la réalité
pour officier
sans sourciller
 
Mais quelle gifle monumentale,
j'en ai encore la joue marquée
et la nuque douloureuse
d'avoir sous ce coup ployé.
 
Un style à nul autre pareil qu'on lit dans l'urgence, en apnée, le souffle coupé, à la recherche d'oxygène (car la ou il y a de l'oxygène, il y a du plaisir).
On descend les phrases comme on prendrait un escalier abrupt pour échapper à un péril qui ne peut que nous fondre dessus.
 
On cherche l'oxygène !
 
On veut retrouver l'humanité qui a  déserté l'âme de ce militaire que la conscience torture d'avoir torturé tant de suppliciés.
 
On lit en courant, en dévalant, en zigzaguant pourtant on est saisi par la beauté de ce très court texte, poétique même dans l'horreur.
 
On pense à tous ces endroits où la guerre fait rage, à ces hommes, très jeunes souvent, qui sont précipités dans la machine à broyer les corps et les âmes.
 
On pense à tous ceux qui en sont revenus, nos grands-pères, nos pères, les yeux horrifiés par les images auxquelles, innocents, ils ont été exposés, souvent vierges de pensées belliqueuses.
Virginité perdue, à jamais déchirée.
 
On se demande ce que l'on aurait fait (ou ferait) de notre vie, propulsé à notre tour dans un tel chaudron ou bouillonne le magma de l'humanité déshumanisée.
 
Pourtant là, on comprend.
On comprend cet homme, ce colonel qui ne dort pas.
On n'adhère pas, heureusement, mais on comprend.
 
On le suit dans ce parcours hallucinant qui est son calvaire d'avoir à faire subir le calvaire.
Un parcours hypnotique qu'il vit halluciné, dont il rêve d'être libéré, de se défaire, par une mort salvatrice qu'il ne veut cependant pas provoquer.
 
Car c'est son destin,
son enfer sur terre,
sa vie !
 
Il en a été décidé ainsi !
on lui en a intimé l'ordre,
c'était écrit,
en lettre de sang mais écrit.
 
On en rejoint presque le religieux, c'est sa mission, diabolique, mais sa mission !
 
Car ce salaud est un homme !
Cette ordure est un homme !
Il a un autre logiciel mais c'est un homme !
 
Comment vit-on l'obligation de faire ce qui nous révulse ?
Quelle quiétude peut-on trouvé après avoir eu à pratiquer de telles horreurs.

Un roman inclassable à la lecture fulgurante que l'on fait à voix haute pour en extraire la quintessence et mettre le recul nécessaire pour ne pas y être également englouti.

Énorme coup de coeur !
 
Il se délite, le colonel gris.
Il se mue en un gigantesque trou gris qui tout attire, tout absorbe, tout engloutit.
 
Il se délite en une absurde folie qui tout phagocyte.
il arrose le monde d'une grise cataracte qui tout ensevelit comme l'horreur de ses actes ensevelit sa grise conscience…mais l'oeil gris était dans la tombe et regardait…le colonel gris.
 

PS: Merci infiniment à toi, Chrystèle, d'avoir attiré mon attention sur cet ouvrage magnifique qui, sans ton billet, aurait totalement échappé à mon rat d'art.
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Dans un pays en guerre « le colonel ne dort pas », obsédé par son travail quotidien, qu'il effectue apparemment sans état d'âme : torturer des hommes pour les faire avouer. Projeté dans un halo de lumière, le colonel « coupe, taille, sectionne des heures durant », sous l'oeil d'un jeune ordonnance qui attend que cela se passe en songeant aux filles du village.

La nuit venue, le colonel est hanté par ces créatures sans visage, qu'il a baptisé « Les hommes poissons ».

La narration est entrecoupée par les récits des insomnies du colonel où les hommes poissons viennent le hanter.

En ne nommant ni les personnages, ni les lieux, ni le temps, ni l'ennemi, la romancière fait une peinture universelle de la guerre.

J'ai particulièrement apprécié l'écriture d'Emilienne Malfatto qui réussit à nous plonger dans une sorte de brouillard dans lequel on aperçoit la barbarie de la guerre.

On ressent le malaise du colonel qui s'adonne à sa macabre mission, jour après le jour tout en connaissant le prix qu'il devra payer aux hommes poissons nuit après nuit.

Emilienne Malfatto signe un roman étrange et envoutant qui présente des personnages pris dans un engrenage qui ne peut les mener qu'à leur perte.


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Le colonel ne dort pas est un livre aussi glaçant et effroyable que puissant. Émilienne Malfatto fait partie de ces auteurs qui n'ont pas besoin d'en faire des tonnes pour vous envoyer un coup de poing dans le plexus.

Un militaire devenu un « spécialiste », euphémisme pour désigner un professionnel de la torture, ne dort plus, hanté par ses victimes, ceux qu'il a tués, ceux qu'il a torturés.
Les victimes sont peu évoquées, mais les mots font frissonner, horrifient.

Le récit se déroule dans une Ville et un pays qui ne sont jamais nommés. J'ai pourtant eu l'impression de les connaître, réminiscences de choses vues ou lues. Émilienne Malfatto n'a pas besoin de les décrire, ou à peine, pour que mon imagination convoque des images trop réelles.

Toute la puissance d'Un colonel ne dort pas réside dans l'écriture d'Émilienne Malfatto. Elle laisse notre imagination suppléer aux manques de précisions ainsi que les passages en vers libres.

Lien : https://dequoilire.com/le-co..
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4/100 Emilienne Malfatto, « le colonel ne dort pas » 111 pages
Certains se demandent parfois pourquoi participer à un défi lecture. Tout simplement pour sortir de sa zone de confort. Ainsi, le défi de cette année demande de lire un roman comprenant un grade militaire dans le titre. Me voilà donc partie à la médiathèque et le premier livre qui a croisé mon regard (oui, je personnalise les livres, qui ont pour moi tant d'esprit, de coeur et de corps !) s'intitule « le colonel ne dort pas ». En ce lieu magique, demeurent tant d'ouvrages que, sans ce défi, malgré ce titre énigmatique, j'aurais sans doute passé mon chemin.
Cela aurait été fort regrettable, car alors je n'aurais pas lu ce petit bijou littéraire.
Parlons d'abord de l'autrice. Emilienne Malfatto est une auteure, photojournaliste et photographe documentaire indépendante française née en 1989. Elle est lauréate du prix Goncourt du premier roman 2021 pour son livre « Que sur toi se lamente le Tigre » et du prix Albert-Londres pour « Les serpents viendront pour toi : une histoire colombienne ».
Pour la découvrir, je vous invite à suivre son interview (écoutez-la car le sous-titrage est nullissime) : https://www.youtube.com/watch?v=¤££¤18Tentative De26¤££¤
En 2022, est donc sorti ce court roman « le colonel ne dort pas ». Trois personnages : un colonel insomniaque d'avoir trop questionné d'ennemis (le verbe est ici au sens premier : comprenez : « torturé »), son aide de camp silencieux, tellement en retrait que le colonel envisage de le dénoncer comme opposant, et un général qui sombre dans la folie. Entre chaque chapitre (sont-ce vraiment des chapitres ?), des poèmes.
On ne sait si on est dans un cauchemar. La Ville est vide, comme le Palais. Les bombes tombent et se taisent, lancées par on ne sait qui. Les Ennemis semblent avoir abandonné, et les victimes du Colonel se font rares. Il sent que, bientôt, un Nouveau Dictateur remplacera le précédent.
Condamnation de la guerre et de ses horreurs par l'Absurde. Une prose poétique, très percutante. Ce roman m'a fait penser à Prévert et à sa « Tentative de description d'un dîner de têtes à Paris », qui m'avait tant enthousiasmée à 19 ans, quand je l'avais découvert. Si vous ne connaissez pas, découvrez le texte lu par Reggiani : https://www.youtube.com/watch?v=dblcBRG-xSQ


Pas de date, pas de lieu, pas de nom. Car ce texte est intemporel.
Des poèmes simples et pourtant si nets : « Un écusson de tissu de / rien du tout / voilà à quoi tient l'ennemi ».
Une très belle découverte littéraire !

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A quoi sert la poésie ? de nombreuses personnes ici sur Babélio pourraient apporter de l'eau au moulin de cette vaste question un brin provocante…Sonatem, GeraldineB, Coco4649, Pasoa, laFilledePassage, Marina53, Sabine59, Nemorino, Babounette, Aléatoire, entre autres, nous offrent avec constance des extraits poétiques choisis pour notre plus grand bonheur…L'utilité de la poésie est-elle de nous permettre de rêver, de mettre en valeur la beauté du monde, d'un paysage, d'un quotidien, de nous rendre plus humain en exprimant d'une manière spécifique des sentiments, des sensations, de proposer une autre manière d'habiter le monde ?
De ne servir à rien, surtout à rien, pas de fonction utilitariste, elle se contente d'être là, d'être belle, surprenante, libre simplement, jouant avec les mots et les images, simple fonction esthétique, voire ludique ?
Mais la poésie, en vers ou en prose, peut également être une arme au service d'une cause. Elle est alors percutante et redoutable, tranchante, faisant passer un message fort avec beauté et grâce. Avec élégance et humanité. Cette façon de faire marque davantage les esprits car le contenu est en total décalage avec le contenant. Je l'avais perçu avec émotion, par exemple, en lisant le magnifique livre « Soleil à coudre » du haïtien Jean d'Amérique, récit poétique d'une beauté à couper le souffle relatant la misère des bidonvilles et leur violence. Ce récit est ancré en moi et il m'est d'avis qu'il n'aurait pas eu la même force si Jean d'Amérique avait simplement raconter une histoire de manière plus prosaïque.


Emilienne Malfatto frappe encore plus fort. C'est un uppercut qui m'a mise KO. Mais quel talent et quelle audace déjà repérée dans « Que sur toi se lamente le Tigre » ! Elle associe en effet ici la poésie à…la torture. Oui, la torture, celle pratiquée en temps de guerre. On comprend alors véritablement que sans la poésie, il n'y a pas de mots supportables, pas de descriptions supportables…pas de vie supportable.
Elle se met dans la tête d'un colonel dont « le travail » est de soutirer des informations aux prisonniers et qui, la nuit, est visité par tous ces fantômes dont il est l'artisan. Alors le tortionnaire devient le torturé. le colonel ne dort plus, entre la vie et la mort, il devient gris, ses contours s'effacent peu à peu, il n'a plus de lumière au fond des yeux. « Seul son béret rouge rappelle que les couleurs n'ont pas disparu ». le sang aussi…
Un criminel de guerre hanté par ses crimes qui fait peur au Général et même à son ordonnance, jeune assistant servile, qui est présent avec lui lors de « son travail » dans les sous-sols, à l'ombre, en dehors du cercle de lumière où le colonel officie. Un criminel de guerre condamné à perpétuité par sa propre conscience où les martyrs sont devenus ses bourreaux.

« C'est un peu comme
Une forme de torture très lente
Et très raffinée
Le tortionnaire torturé
De sa propre main
Le persécuteur persécuté
Chaque jour dans la pièce du sous-sol
Je regarde l'homme dans le cercle de lumière
Dans cette lumière trop crue qui me brûle les yeux
A moi qui n'ai plus droit à
La lumière
Je regarde cet homme
Cette nouvelle recrue
Cet homme qui va devenir mon ombre
Qui va alourdir mon ombre sur mes pas
C'est fou ce que c'est lourd une ombre
On ne le croirait pas… ».

Le colonel est là pour diriger une Section spéciale des troupes du nord et de la Reconquête, après la chute du Dictateur. On ne sait pas de quel pays il s'agit, nous savons juste que c'est un pays sans soleil dans lequel il ne cesse de pleuvoir, un pays gris semblable à l'âme du colonel. Cela rend le récit totalement universel et atemporel. Emilienne Malfatto a travaillé comme photojournaliste et photographe documentaire indépendante dans les zones de guerre et de tensions. Elle sait de quoi elle parle, elle sait dire beaucoup avec peu, elle sait qu'un cliché marque durablement les esprits et fait passer un message clair. Elle a su précisément utiliser ses compétences de photographe dans ses récits. A l'image du choc des photos, elle écrit un récit où le poids des mots nous offre des images saisissantes d'effroi…

« le colonel pense souvent que la nature humaine se révèle dans ces instants de nudité absolue, quand l'homme est précisément dépouillé de toutes les minces couches de vernis – appelez ça l'éducation, la sociabilité, ou l'amour, ou l'amitié – qui recouvrent sa nature profonde, homo sanguinolis, sa nature animale, viscérale, quand l'homme n'est plus qu'une masse organique. Arrachez la peau d'un homme et vous aurez une forme sanguinolente, vermeille, une forme cochenille écrasée pas si différente d'un chien écorché, se dit parfois le colonel ».

Le colonel est un « spécialiste » dont on ne peut se passer du talent, un « virtuose » de la torture, et, malgré le changement de régime, il est encore là, sur les décombres de la dictature qu'il a pourtant servie avec zèle, ultra-compétent en la matière. Et je frémis en pensant à ce talent, et me vient une pensée plus qu'émue à tous les hommes-poissons, ces hommes noyés, à tous ces hommes coupés, tailladés, sectionnés, à tous ces hommes dépecés, de toutes les guerres, dont la souffrance extrême les transforme en choses…et pourtant le regard de certains arrivent à rester digne, profond, presque serein, deux puits d'humanité absolue lorsqu'il ne reste plus que l'âme, inatteignable…
L'auteure nous écorche la nôtre, d'âme, nous asphyxie, avec les actes et les pensées du colonel mais aussi celles du général qui s'enferme dans son bureau pour d'interminables parties d'échecs en solitaire et surtout celles de l'ordonnance qui récite dans sa tête les lettres de sa mère pour prendre de la distance face au spectacle terrifiant qui se joue dans le cercle de lumière.

La poésie d'Emilienne Malfatto est grise, monochrome, à l'image de l'aquarelle sur la couverture du livre. Brumeuse mais claire, la lumière y est déformée, il y règne une atmosphère de bocal, « quelque chose d'irisé et d'opaque à la fois, la sensation de voir le monde à travers une flaque d'essence ». L'auteure dit sans tourner autour du pot, avec délicatesse, avec beauté, certes, mais avec sincérité et crudité aussi. Quelques touches de couleur sont parfois apportées, vite absorbées par le gris.

« Alors, sur cette lancée et avec un soupir, il soulève sa pesante personne et sort du grand bureau. le hall est désert. Une faible clarté descend des hautes fenêtres. C'est l'heure moutarde l'heure mandarine l'heure ocre – mais l'ocre, comme les autres couleurs, a été absorbé dans la monochromie si bien que le Palais est baigné de cette même lumière grise, à peine teintée d'orange, pistil de safran tout de suite avalé par la cendre ».

La poésie semble être ici un acte de résistance et de dénonciation, un pied de nez à tous ces régimes qui se succèdent et qui commettent des crimes pour tenter de perdurer. C'est J.F. Kennedy qui disait quelques semaines avant d'être assassiné : « Quand le pouvoir corrompt, la poésie purifie ». Emilienne Malfatto nous en donne une démonstration magistrale en apportant une lumière purificatrice aux victimes de guerre, les sortant ainsi de l'ombre marécageuse dans laquelle elles ont été plongées. Un énorme coup de coeur !
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