Ce roman confirme à quel point j'apprécie les romans d'
Emilienne Malfatto.
J'ai découvert cette jeune auteure avec «
Que sur toi se lamente le Tigre », un roman pour lequel j'ai eu un coup de coeur.
Cette histoire est fictive, mais elle décrit une réalité de la condition humaine dans certains pays du monde. Alors que le premier roman se situait en Irak, «
le colonel ne dort pas » s'inscrit hors du temps, dans un cadre qui n'est pas nommé mais pourrait faire penser à un pays du Moyen-Orient ou d'Amérique du Sud. Cette absence de cadre spatio-temporel se focalise ainsi sur la charge émotive et confère au récit, une portée universelle.
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Une silhouette fantomatique et grisâtre gagne silencieusement une petite pièce du sous-sol d'un immeuble.
« Il descend les escaliers aux arêtes tranchantes qui mènent au sous-sol et il a l'impression de descendre en lui-même, comme si à chaque marche il pénétrait dans une couche à la fois plus profonde et plus insensible de son esprit, comme s'il se recroquevillait à la manière d'un escargot pour qu'il y ait désormais, entre lui et le monde – entre lui et les hommes qu'il faudra briser aujourd'hui – une carapace. »
Le colonel, le regard froid, impénétrable, implacable,
pénètre à l'intérieur du cercle de lumière,
là où se trouve sa proie.
Et alors, sous le regard distant de son ordonnance,
il commence son travail avec un professionnalisme exemplaire.
Dehors, il pleut.
Son métier ?
Torturer, soutirer des informations.
Il est un spécialiste de l'interrogatoire, un tortionnaire,
un homme méticuleux, expérimenté, talentueux même,
Un homme qui sait faire souffrir et prolonger l'agonie.
Un homme gris, portant un masque de haine, diront certains,
Un homme répugnant qui met mal à l'aise, diront d'autres.
Dans ce monde en guerre, il faut remporter la victoire sur l'ennemi,
Coûte que coûte.
Dénuder ses victimes, violer leur intimité pour extorquer des aveux.
Coûte que coûte.
Alors, il arrache, déchire, écorche, tranche, coupe, taille, broie, dépèce, électrocute.
Amas de chairs déshumanisés.
Mais tant de souffrances ont un prix.
« quand le soleil tombe à l'horizon
cette ombre longue et lourde le long des murs
accrochée à vos pas
ce qu'elle est lourde à traîner
et quand vous vous retournez
vous ne la reconnaissez pas
c'est qu'elle vous montre la part que vous ne voulez
pas voir »
La nuit, dans la solitude de sa chambre,
le colonel ne dort pas.
Il attend que la lumière de l'aube chasse les ombres
pour enfin trouver le repos.
« quand je m'étends au soir
les yeux grands ouverts
c'est bien vous que je vois dans mon obscurité
même si d'autres n'y verraient peut-être
pas grand-chose
c'est qu'ils ne sont pas encore décillés »
Comme Prométhée, condamné à un châtiment éternel,
enchaîné à un rocher sur le mont Causace,
torturé par un Aigle, qui vient chaque jour, lui dévorer le foie,
le colonel subit, chaque nuit, l'assaut des morts,
Hommes-poissons qui crient vengeance et viennent
le tourmenter, le torturer, le martyriser.
Alors, son âme se déchiquète, se fissure,
laissant après chaque combat nocturne,
une entaille supplémentaire.
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Emilienne Malfatto a une écriture très visuelle, très photographique, d'une force et d'une justesse incroyable.
L'auteure construit admirablement son roman, s'appuyant sur les couleurs, la lumière, les ombres, dans un jeu de miroirs, où, sous le regard de ses victimes, l'homme tortionnaire devient à son tour un homme torturé.
Le récit, entrecoupé de passages en vers libres, est d'une intimité et d'une intensité telles que, malgré la noirceur et l'horreur du sujet, on retient finalement la poésie et la profondeur du récit qui exprime la dualité humaine face aux horreurs de la guerre.
Est-ce en raison de son métier de photographe, mais je trouve également que son texte floute les décors pour accrocher les regards croisés des personnages du récit. Ainsi, pareille écriture laisse entendre une réaction émotionnelle forte.
Le lecteur est plongé dans un monde transitoire, précaire, celui des rêves, des cauchemars, dans lequel le colonel est ni vivant, ni mort. Un monde dans lequel les ombres des suppliciés avancent en silence puis s'abattent de leur masse brumeuse pour réclamer leur dû. On n'est alors, pas très loin de l'ambiance qui rappelle le réalisme magique que j'aime tant.
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Pour conclure,
Emilienne Malfatto fait le récit d'un homme que ses actes tourmentent. Son texte est d'une beauté froide, sombre, viscérale, cathartique, forcément chargée émotionnellement. Mais malgré la violence sous-jacente, le roman ne bascule jamais dans le sordide et le glauque.
Un beau roman ne se mesure pas par le nombre de pages. En voici la preuve, c'est un nouveau coup de coeur en ce qui me concerne. J'espère qu'il en sera de même pour vous.