Ce qui nous retient de nous abandonner à un vice, c'est que nous en avons plusieurs.
J’ai du calvados et il doit me rester un fond d’assez bon whisky écossais, dit le baron. Et est-ce que vous aimez le thé ?
Un unique bistro était éclairé et ouvert, dans la rue qui longe les quais de l’avant-port. Fellouque et Aimée entrèrent dans l’établissement. C’était un local à la façade étroite, profond de six ou huit mètres. Il y avait du côté droit un comptoir plastifié rouge, de l’autre côté quatre tables à dessus plastifié rouge, dans des box à banquettes rouges, et un juke-box silencieux. Au comptoir, perché sur un des trois tabourets, un ivrogne en bleu de travail et caban se penchait sur un Picon-bière et paraissait tâcher d’y lire l’avenir. Un gros homme de trente-cinq ans, en bras de chemise, était assis à la caisse derrière le comptoir et lisait OSS117 au Liban, dans l’adaptation en bandes dessinées Comics pocket.
-Ce petit médecin a vraiment un culot tout à fait honteux [...] Venir à l'inauguration ! dit-il. Et je parie qu'il vient au cocktail ! Il travaillait chez L&L, vous savez. Médecin d'entreprise ou je ne sais quoi. Ils sont été obligés de le renvoyer. Et maintenant il répand sa bave dans la presse !
-Il parait très insolent, dit Aimée avec douceur.
-C'est une espèce de nihiliste, dit Lindquist. Il vote Krivine, vous savez !
Ça sentait l’eau de Cologne, le tabac, le sel et la poussière de ciment.
-Dans l'état présent du monde, n'est-ce pas, avec l'augmentation du capital constant par rapport au capital variable, toute une couche de pauvres doit chômer, et vivre des primes et d'ordures, et parfois d'allocations diverses. Avez-vous une idée de ce dont je parle ?
-Je ne suis pas sûre, dit Aimée.
-Moi non plus, dit le baron.
- Tout ça manque de musique ! s’écria l’ivrogne au comptoir.
Aimée commanda une bière, Fellouque un Viandox. Le gros jeune homme alla s’activer derrière le comptoir. Il revint poser sur la table un demi de Slavia et une grosse tasse blanche marquée Viandox en bleu et pleine de Viandox.
- Pour une surprise, c'est une surprise, une bonne surprise ! clama-t-il et elle prit en main le calibre 16 et le tourna vers lui et avant même qu'il eût cessé de sourire elle lui vida les deux canons dans le buffet.
Ensuite il était étendu sur le dos contre la pente pleine de feuilles pourries. Il avait des trous plein le torse et sa veste kaki était remontée sous le menton à cause du choc et sa chemise à carreaux était à moitié sortie de son pantalon. La tête nue de Roucart était penchée et tournée sur un côté, sa joue reposait dans la boue, ses yeux et sa bouche étaient ouverts, sa casquette était par terre, retournée. De la salive miroitant dans sa bouche, l'homme eut une petite contraction de la paupière et puis mourut. Dans le lointain s'entendit le bruit bénin de tris coups de feu. La jeune femme s'en alla.
[…] Elle prit le journal qu’elle avait acheté la veille, y découpa l’article qui faisait allusion à la mort de Roucart, et rangea la coupure avec d’autres qui relataient d’autres morts : celle d’un industriel bordelais, asphyxié par un radiateur défectueux, cinq mois auparavant ; celle d’un médecin parisien noyé à La Baule au début de l’été ; plusieurs autres.
[…] Elle était toute dépeignée. Ses cheveux blonds poissés de sueur lui collaient au crâne et pendaient sur son front et sa nuque en mèches humides, comme il arrive aux dames qui font l’amour pendant des heures d’affilée et de façon forcenée.