Mes amis, l'heure est grave : on vous ment !
Oui, on vous ment, et j'entends bien faire toute la lumière sur la supercherie ! Ne vous laissez pas abuser : il est rigoureusement impossible qu'
Ohio soit un premier roman ! Je ne sais pas d'où vient l'arnaque, sans doute une sombre magouille d'éditeur, mais à moi on ne la fait pas !
Une telle ampleur, une telle maîtrise dans la narration, une telle galerie de personnages et une telle finesse dans le maillage entre leurs histoires croisées, et tout ça dans le cadre d'un "coup d'essai", vraiment ? A d'autres !
Qui peut croire qu'une telle variété dans les thématiques abordées (la fulgurance des amours de jeunesse, les addictions en tous genres, le patriotisme exalté et les guerres d'Irak ou d'Afghanistan, l'enfer absolu des violences sexuelles et de leurs traumatismes à jamais béants, le poids des regrets, des rêves brisés et des vengeances inassouvies, etc...), une telle faculté à tenir le lecteur en haleine, une telle justesse dans l'évocation de ce coin d'Amérique obscure, désenchanté, de ce triste état d'
Ohio, "berceau de maïs et de rouille", qui peut seulement imaginer n'avoir affaire qu'à l'oeuvre balbutiante d'un écrivaillon débutant, à la première publication d'un auteur inconnu de 37 ans ?
Car de quoi s'agit-il au juste ?
Tout bonnement d'un roman choral magistralement exécuté et bâti principalement autour de quatre ex-camarades de classe, revenant plusieurs années après la fin du lycée et pour des raisons diverses à New Canaan, la ville qui les a vu grandir. Au cours d'une folle et interminable nuit d'été, ils vont se croiser par hasard, confronter leurs vécus, lever le voile sur quelques secrets d'antan et réveiller de nombreux souvenirs pas forcément heureux.
Aucun d'entre eux n'a suivi la trajectoire prévue, la vie ne leur a pas fait cadeau...
Entre la toxicomanie chronique des uns, les désillusions amoureuses ou professionnelles des autres, l'engrenage de déboires liés à la récession économique, la perte d'amis proches victimes d'overdoses ou appelés sous les drapeaux et morts au combat, tous vont d'échec en échec, tous semblent englués dans le même marasme...
Pour Bill, Stacey, Dan et Tina, le chassé-croisé de cette folle nuit à New Canaan et dans sa proche banlieue - elle qui "condense tout le mal-être du Midwest" - sera l'occasion de prendre toute la mesure du fossé creusé par le temps et les aléas de la vie entre leurs espoirs d'adolescents et leurs déconvenues de jeunes adultes.
Tout au long de ce roman-fleuve, qui explore sans contraintes chronologiques les vies entrelacées de nos quatre protagonistes,
Stephen Markley capture avec brio l'essence complexe de l'Amérique "post 11 septembre, ses dissensions politiques et le déclassement de ses populations rurales. Ce faisant il aborde les thèmes douloureux du deuil, de la fuite, de la culpabilité et de la quête de rédemption, de l'impasse et des horizons bouchés ("Leur histoire se consumait et eux tâchaient de retrouver la vie grâce aux fables de leur jeunesse flamboyante.")
Les quatre portraits qu'il dresse sont réalistes, brutaux, authentiques, et les nombreux personnages secondaires sont tout aussi efficacement croqués.
Quel régal !
Difficile enfin, à la lecture de ces 560 pages d'une intensité folle, d'échapper au curieux pouvoir exercé sur l'imaginaire collectif par le "lycée américain", ses équipes de sports universitaires, ses pom-pom girls, ses fraternités et leurs bizutages, ses soirées de fêtes débridées...
Tina ne s'y trompe pas : "depuis longtemps elle avait remarqué que les gens considèrent, parfois inconsciemment, leurs années de lycée comme une période fondatrice. Il suffisait de les lancer sur le sujet et d'un coup ils avaient plein d'histoires terrifiantes et merveilleuses qui étaient le terreau d'autant de romans."
Tous ces romans se trouvent ici réunis en un seul texte brillant, sauvage, dévastateur, et si vraiment il s'agit là du premier livre de
Stephen Markley, je lui souhaite bien du courage pour continuer sur cette excellente lancée !