La femme dit que l'on ne peut pas dépouiller les êtres de ce qu'ils ont reçu, appris, vécu. Eux-mêmes ne le pourraient pas, s'ils en avaient le désir. Les humains ne sont pas des calebasses vides. ... Les ancêtres sont là, et ils ne sont pas un enfermement. Ils ont conçu un monde. Tel est leur legs le plus précieux : l'obligation d'inventer pour survivre.
Le soleil va bientôt quitter le ciel, pour entreprendre sa traversée du monde souterrain.
La nuit tombe d'un coup, comme un fruit trop mûr.
Les femmes dorment. Dans leur sommeil, il leur arrive une chose étrange. Comme leur esprit navigue dans les contrées du rêve qui sont une autre dimension de la réalité, elles font une rencontre. Une présence ombreuse vient à elles, et chacune reconnaîtrait entre mille la voix qui lui parle. Dans leur rêve, elles penchent la tête, étirent le cou, cherchent à percer cette ombre. Voir ce visage. L'obscurité, cependant, est épaisse. Elles ne distinguent rien. Il n'y a que cette parole: Mère ouvre-moi, afin que je puisee renaître.
L'amour des mères pour leurs fils n'a que faire des astres pour trouver son chemin. Il est lui-même l'étoile.
Sachons accueillir le jour quand il se présente, la nuit aussi.
Ebaye n'est pas certaine d'avoir tout saisi. On vient de lui confirmer que, comme elle l'a toujours cru, le monde ne se limite pas aux Mulongo et aux Bwele, même si elle sait que ces derniers sont très nombreux. Ses pas l'ont conduite en ce lieu appelé Bebayedi, un espace abritant un peuple neuf, un lieu dont le nom évoque à la fois la déchirure et le commencement. La rupture et la naissance. Bebayedi est une genèse.
« Les jours passants, je m’affaiblissais. La colonne ralentissait par ma faute, sans s’arrêter toutefois. La mort m’opposait un refus catégorique. Elle m’a laissé arriver avec mes frères, au terme de cette longue route. (…)Enfin, on nous a ramenés dans la bâtisse blanche. L’océan rugissait en se jetant sur le sable (…) Jamais nous n’avions imaginé une telle étendue d’eau. Depuis notre geôle, nous en observions la reptation, les cabrements, à travers une crevasse.
Ce n'est pas seulement au-dessus de la case de celles dont les fils n'ont pas été retrouvés, que l'ombre s'est un temps accrochée. L'ombre est sur le monde. L'ombre pousse des communautés à s'affronter, à fuir leur terre natale. Lorsque le temps aura passé, lorsque les lunes se seront ajoutées aux lunes, qui gardera la mémoire de toutes ces déchirures ? A Bebayedi, les générations à naître sauront qu'il fallait prendre la fuite pour se garder des rapaces. On leur dira pourquoi ces cases érigées sur les flots. On leur dira : la déraison s'est emparée du monde, mais certains ont refusé d'habiter les ténèbres. Vous êtes la descendance de ceux qui dirent non à l'ombre.
"Il n'est pas bon de fuir devant l'épreuve, au risque de devoir en affronter une plus accablante."