Ce roman est une invitation au voyage, entre la France et le Japon, entre la barbarie de la "Guerre de 15 ans" et l'universalité de la musique, entre les fantômes et les vivants. Si je dis que la musique est présente tout au long du récit, je sais déjà que certains vont penser : "Ce roman n'est vraiment pas pour moi." Quelle erreur ! Il n'est pas besoin d'être musicien, ni même mélomane, pour vivre cette histoire tout en poésie et délicatesse. Depuis que j'ai découvert la littérature japonaise, je ne cesse de m'émerveiller de sa puissance enveloppée de douceur.
Les 238 pages de ce livre se lisent d'une traite, au rythme de la plume incisive, mais aussi caressante, d'
Akira Mizubayashi. Écrivain japonais, il écrit en français, éliminant ainsi les traductions imprécises, souvent approximatives, nuisant à la beauté du texte. "
Âme brisée" est l'aventure d'une vie. Celle d'un petit garçon de 11 ans dont l'âme s'est brisée en même temps que celle du violon de son père, victimes, toutes les deux, de la violence aveugle et sourde des hommes. C'est également un conte métaphorique sur l'amour, celui indestructible entre un père et son fils, celui universel de la musique entre les peuples, celui indéfectible entre un homme et une femme et celui, fidèle, entre un chien et son maître.
Ainsi, j'ai suivi, pas à pas, le petit Rei, tapi au fond de son placard, puis solitaire le long des rues tokyoïtes, accompagné du violon saccagé de son père Yu, et enfin, dans son atelier de luthier en France, acharné dans sa tâche de restauration.
Lors d'une interview, l'auteur a expliqué la dédicace peu commune qu'il a choisie pour son livre, "À tous les fantômes du monde" : "Le fonctionnement normal de la mémoire est l'oubli et, pour se rappeler un fait, il faut aller en chercher le souvenir. Or, cette fonction est perturbée quand il y a eu traumatisme et la mémoire, incapable d'oublier, engendre des fantômes. Yu devient un fantôme que la mémoire de son fils n'oublie jamais. Ce roman raconte comment le fantôme peut aller au bout de sa mort et disparaître."
Pour moi, m'immerger dans la littérature japonaise est l'assurance d'aller à la rencontre d'une histoire pleine de sensibilité. Il n'est pas facile d'exprimer ce que la finesse de ce roman réveille au fond de l'âme. Je ne suis ni musicienne, ni peintre, encore moins écrivaine, mais je sais quand une oeuvre musicale, picturale ou littéraire me touche. Qu'importe si elle n'a pas la faveur du plus grand nombre, ni de valeur insensée, l'important est l'émotion qu'elle m'apporte.
L'adage "La musique adoucit les moeurs" trouve tout son sens dans ce récit subtil où violence et douceur se côtoient. À chaque page, la musique pose un baume sur le coeur de Jacques dévasté par la douleur muette du déracinement. Aller à la rencontre des fantômes de son passé, qui n'ont cessé de l'habiter pendant des années et auxquels, par le truchement de la restauration du violon de son père, il a consacré sa vie, est la meilleure des façons pour les laisser s'en aller avec bienveillance et sérénité pour, enfin, revenir à la vie et respirer librement, en toute quiétude, avec la certitude d'être à la bonne place.
le choix des notes par un compositeur pour raconter une histoire, décrire une ambiance ou provoquer une émotion, m'a toujours subjuguée.
Akira Mizubayashi donne une interprétation flamboyante d'un mouvement frémissant de la Gavotte en rondeau de Bach : « Les aigus sonnaient comme une longue enfilade de gouttes d'eau pure versées par un ciel bas et tourmenté, étincelant aux premiers rayons du soleil pénétrant obliquement les feuillages verdoyants d'une forêt boréale luxuriante, tandis que les médiums et les graves étaient comme ouatés, glissant sur une étendue de velours, suscitant une impression de chaleur intime émanant d'une cheminée de marbre restée allumée toute la nuit. La musique avançait, revenait, montait, descendait avec une liberté euphorique ; elle faisait penser à une danse joyeuse et sautillante qui semblait exprimer le bonheur de marcher dans un paysage enchanté. »
J'ai aimé tant de choses dans ce roman. le couple Jacques/Hélène, lui luthier, elle archetière. Ils ont besoin l'un de l'autre, comme l'union des instruments qu'ils créent pour donner naissance à la musique. Les relations entre les personnages et leurs descendants à des décennies d'écart. le précieux legs à la génération suivante comme un témoin de la puissance de la Musique contre la Barbarie, malgré le passage du temps entre la petite fille d'un militaire mélomane et le fils d'un musicien muselé.
En quatre parties et deux mouvements, l'auteur écrit une symphonie d'émotions incroyable. Ses mots sont entrés dans mon coeur en écoutant "Rosamunde", l'oeuvre bouleversante de Schubert. Pour les amateurs, il serait dommage de ne pas allier les deux plaisirs, la lecture et l'écoute.
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Âme brisée" est un bijou de littérature blanche, lumineux, résolument optimiste, mais aussi un plaidoyer subtil, empreint d'humanité, contre l'obscurantisme. C'est un immense coup de coeur dont il a été difficile de m'extraire pour passer à autre chose tant j'ai été bouleversée par la force allégorique, la beauté et le romantisme de ce récit. Merci Monsieur Mizubayashi, pour ce moment rare et précieux où l'âme a l'impression de tutoyer les étoiles.