Publié en 1962, réédité en janvier 2023 par les éditions le
Cherche Midi,
Bomarzo a la réputation d'être un chef d'oeuvre de la littérature argentine. Lorsqu'on le referme, on se dit que cette réputation flatteuse n'est pas usurpée et qu'on vient de rencontrer un grand roman, un de ceux qu'on n'oubliera pas.
Bomarzo est un roman historique hors-norme, et pas uniquement parce qu'il se présente avec plus de neuf cents pages au garrot.
Manuel Mujica Láinez a composé une fresque aussi flamboyante que captivante autour de la vie de Pier Francesco Orsini ( 1523-1583 ), duc de
Bomarzo et condottiere, dont on ne sait pas grand chose si ce n'est que c'est le père du Parc des monstres, le jardin le plus extravagant de la Renaissance italienne avec ses sculptures monumentales taillées à même la roche à proximité de son château ducal.
La longueur du roman peut décourager mais dès les premières pages, le lecteur est ferré par l'extraordinaire ouverture qui présente l'horoscope commandé par son père à sa naissance, signalant d'importantes contradictions dans la cartographie de son existence à venir : promesse d'une réussite éclatante mais accompagnée de malheurs infinis, conjuguée à une mystérieuse absence de terme à sa vie ... comme s'il était voué à l'immortalité.
C'est le duc lui-même qui mène le récit, en surplomb, empli d'une sagesse qu'il n'est parvenu à acquérir durant sa vie mortelle. Inoubliable narrateur qui semble flotter au-dessus des âges, comme si l'immortalité promise était advenue et qu'il racontait depuis le XXème siècle, faisant régulièrement des références largement anachroniques ( par exemple à
Nerval, « Je suis le Ténébreux, le Veuf, l'Inconsolé, le Prince d'Aquitaine à la tour abolie ma seule étoile est morte, et mon luth constellé porte le soleil noir de la Mélancolie » , ces vers semblent avoir été écrits pour lui ).
« Quand on m'avait promis une vie éternelle, j'avais frémi d'arrogance folle, comme si on eût offert un incomparable instrument à mon désir de vaincre, d'imposer mon extravagance médiocre, tyrannique et absurde qui ne reculait pas devant le sang des autres, parce que mon pauvre corps s'alimentait de sang pour oublier sa pauvre forme et que mon âme, aussi mesquine que mon corps, avait été infectée par lui et s'était tordue comme lui. »
Le personnage du duc est fascinant. Figure maudite et complexe, il lutte toute sa vie pour surmonter sa difformité physique ( il est bossu et boiteux ), être aimé, célébré, reconnu sans jamais parvenir à maitriser un torrent d'émotions dévastatrices ( jalousie, envie, vengeance, désespoir ) le poussant au crime et à la dépravation morale, et l'amenant également à la magie noire et la recherche alchimique de la pierre philosophale.
Cette autobiographie monologuée ranime en technicolor toute la magnificence et la violence de la Renaissance italienne du XVIème siècle.
Manuel Mujica Láinez parsème sa fresque panoramique de faits historiques marquants : le sac de Rome en 1527 par les troupes mutines de Charles Quint, le couronnement de ce dernier comme Empereur des Romains en 1530, la bataille de Lépante en 1571 voyant la victoire de la flotte de la Sainte-Ligue contre la flotte ottomane. le tout peuplé de très nombreux personnages des guerres d'Italie, les papes Jules II et Clément VII, le médecin Paracelse, Catherine de Médicis, l'orfèvre sculpteur Cellini, et toute la clique noble des Orsini, Colonna, Médicis ou Farnèse qui complotent, forniquent et assassinent à tour de bras. La prose baroque et fiévreuse de l'auteur finit d'emporter totalement le lecteur.
C'est d'une densité folle, d'une intensité rare, l'auteur trouvant un équilibre parfait entre fantaisie et érudition pour raconter dans les derniers chapitres la genèse détaillée ( et totalement fictive ) des sculptures réelles du Parc des Monstres : entre autres, un éléphant surmonté d'une tour crénelé, une sirène assise faisant un grand écart avec sa double queue, et surtout une tête monstrueuse à la bouche dantesquement béante dans laquelle on peut pénétrer ... autant d'énigmes, autant de secrets liés à la vie de Pier Francesco Orsini qu'a imaginé l'auteur avec un brio incandescent.
« L'amour, l'art, la guerre, les espoirs et les désespoirs ... tout sortirait de ces rochers dans lesquels mes ancêtres n'avaient vu, depuis des siècles, qu'un désordre de la nature. Ils m'entoureraient et je ne pourrais mourir, je ne mourrais pas. J'aurais écrit un livre de pierres et serais la matière ce livre sans rival. »
Un régal !