Courtney Crumrin est une série indépendante publiée chez Oni Press aux Etats-Unis et chez Akiléos en France. le scénario et les dessins uniquement en noir et blanc sont de
Ted Naifeh.
Elle est composée de dix-huit épisodes, édités en France en huit volumes : six tomes d'une centaine de pages chacun pour la série régulière et deux tomes hors-série d'une cinquantaine de pages chacun, relatant la jeunesse de l'oncle de Courtney. le dernier tome qui clôt cette série est paru en France en 2013.
Dans le premier volume, «
Courtney Crumrin et les choses de la nuit », nous faisons connaissance avec Courtney, jeune pré-adolescente débarquée dans une cité banlieusarde plus ou moins chic, Hillsborough.
Ses parents sont superficiels, égoïstes, obnubilés par la réussite sociale et quasi ruinés. Contraints de trouver refuge loin de la ville, les parents de Courtney emménagent donc chez le grand-oncle Aloysius Crumrin, gardien très âgé de la demeure familiale. Seule règle pour vivre dans sa maison : ne jamais accéder à ses appartements.
Courtney ne pourra pas résister (c'est de son âge), découvrira que son oncle est un sorcier et qu'elle-même a des prédispositions dans le lancer de sortilèges. A côté des aléas réels de la vie au collège (rejet, racket…), elle va côtoyer un monde magique dépaysant, un peuple souterrain, des choses sans nom et des personnes qui ne sont pas totalement humaines.Grâce aux livres de formules et de rituels de son oncle, elle goûte aux dangers de la popularité, dompte un gobelin, sauve un bébé. Ces premiers faits d'armes lui sculptent une conduite de plus en plus personnelle tout en la faisant mûrir.
Après ces quatre premiers épisodes, les aventures de Courtney prennent une nouvelle tournure dans le second tome (« Courtney et l'assemblée des sorciers »), qui propose lui aussi quatre épisodes. le plus étonnant est sans doute le second, où Courtney participe malgré elle à une réunion secrète de tous les chats du coin (ayant découvert Sandman récemment, je pense savoir d'où est inspiré cet épisode). Assez rapidement, l'intrigue se forme et les personnages commencent à avoir des interactions en dehors de ces courtes histoires complètes d'une vingtaine de pages. La découverte de l'existence d'une assemblée de sorciers donne une nouvelle perspective au monde de Courtney.
Dans le troisième tome « Courtney et le royaume de l'ombre », il s'agit encore une fois de quatre épisodes, mais cette fois-ci, ils se suivent de près, déployant une aventure autant épique que tragique dans la ville souterraine de Gobelin ville. D'ailleurs, depuis le premier tome, chaque épisode est dénommé « chapitre » dans la version française. Tous ces volumes peuvent se lire indépendamment, même si connaître les débuts est toujours un plus. La suite est un virage à 180 degrés, déclenchant un long arc final.
Le quatrième tome « Courtney et les effroyables vacances » ne propose que deux épisodes, beaucoup plus longs, moins trépidants, mais également moins innocents. Selon Aloysius, les vacances doivent se passer en Europe, au plus profond des capitales du vieux continent, au milieu des monuments. Oubliez les plages et les cocotiers. La question des choix, de la culpabilité et du bien fondé de certaines croyances se rencontrent dans ces vacances sans repos pour emmener Courtney dans le monde adulte. C'est également le cas de l'auteur, qui se frotte ici pour la première fois à des monstres légendaires et maintes fois mis en images, oubliant qu'il créait un bestiaire quasiment inédit jusque-là.
Le cinquième tome « Courtney et l'apprentie sorcière » ne propose qu'un seul épisode de plus de cent planches, tout comme le sixième et ultime, « Courtney et le dernier sortilège ». Ces deux aventures semblent n'en former qu'une tant le rythme s'accélère pour nous mener au final forcément dévastateur. Partie comme une série sympathique,
Courtney Crumrin devient donc au fil du temps une véritable toile d'araignée où l'on n'efface pas les actes passés, même les plus anodins.
Après avoir mis en scène une capitaine pirate d'une dizaine d'années dans Polly et les pirates,
Ted Naifeh crée une Courtney adorablement gothique, comme une Monster High avant l'heure, une Emily The Strange avant que cette mascotte vestimentaire ne vive elle-même des aventures dans Dark Horse Comics. Sauf que son caractère n'a rien de mignon. Contrairement à Polly, Courtney ne craint pas la vindicte parentale, prend des décisions lourdes de conséquences, défie les lois humaines et magiques, ne suit que ses propres règles. Courtney est une ado rebelle.
L'ambiance graphique développée par
Ted Naifeh rappelle l'univers que
Tim Burton a pu imposer dans les années 80, mais ses histoires partagent les mêmes points de vue et les mêmes préoccupations que celles écrites par
J.K. Rowling dans Harry Potter. Il y est beaucoup question d'adolescence et des questions inhérentes. Courtney découvre l'amour, la faiblesse des adultes, la loi de l'action et de la réaction, comprenant rapidement qu'avoir des pouvoirs n'est pas si libérateur. Afin de créer un réalisme écrasant,
Ted Naifeh privilégie les maisons et les accessoires aux personnages, mais ceux-ci conservent des visages très expressifs et immédiatement reconnaissables. Courtney n'a pas de nez, mais cela ne dérange en rien le lecteur qui pense y voir une adorable gamine boudeuse.
Etalant ses histoires sur des centaines de planches, il fait respirer son inquiétant univers et ses personnages dérangeants, n'abîme pas ses dessins par un texte envahissant. Au contraire, le texte illustre le dessin, qui véhicule également l'humour, ce dernier étant le plus souvent un humour de situation. Editée chez les indépendants, aucune pression ne semble se faire sentir, et la qualité du trait s'en ressent. Même s'il semble au premier abord facile et épuré, il possède la force de la concision avant de plonger le lecteur dans des architectures complexes, qui s'affichent parfois sur des doubles planches.
Les animaux ont également une place de choix, affirmant la nature campagnarde plus qu'urbaine de cet univers peu rassurant. Les influences du Sin City de Miller et du Hellboy de Mignola transpercent parfois au détour de quelques traits ou cases, sans nuire à la cohérence du graphisme.
L'intégralité de la série accumule les bons points. Outre le dessin, la sensibilité des histoires et les personnages principaux, cette adaptation personnelle du monde gothique sait captiver et ne perd rien à la relecture. Certains tomes paraissent fatalement moins bons que d'autres (les vacances, notamment), mais les hors-série proposent d'agréables histoires éclairant le personnage mystérieux de oncle Aloysius, sans perdre de vue les éléments de la série principale. La continuité ne souffre forcément d'aucun défaut.
Dans
Courtney Crumrin, ce qui reste le plus étonnant, au fond, c'est d'avoir réussi à recycler des éléments ultra-connus et ressassés dans tout le champ artistique pour en faire une oeuvre aussi attachante que ses personnages sans tomber dans le plagiat ou la redite. Et pour cela, il faut beaucoup de talent.
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