Le Maître des Âmes/
Irène NémirovskyIrène Némirovsky est une romancière russe d'origine ukrainienne de langue française née en 1903 à Kiev. Émigrée en France à la révolution de 1917, elle est morte en 1942 à Auschwitz.
Elle est le seul écrivain à avoir obtenu le prix Renaudot à titre posthume pour son roman «
Suite française ».
Dans l'excellent roman qu'est « le Maître des Âmes », d'une belle écriture, elle analyse la société de son époque au travers de portraits bien campés et charismatiques.
L'ambigüité de ses personnages, de par leurs traits très humains avec forces et faiblesses crée une ambiance âpre, sombre et tendue du début à la fin du roman. Une belle galerie de personnages !
Dario Asfar, avant de devenir « le maître des âmes » est un petit médicastre juif, étranger venu de l'est méditerranéen, avatar de toute une lignée d'affamés, et obsédé par l'argent et l'enrichissement qui lui semblent le seul moyen de s'élever dans cette société légère aux regards critiques soupçonneux et acerbes, parfois racistes. Avide de respect, de conquête de jeunes corps et d'aisance, son appétit d'une carrière honorable le conduit à tous les extrêmes. Affamé d'honneur, d'estime et de compréhension, Dario va tout tenter pour ne plus être l'exilé que l'on méprise, le dit métèque que l'on dédaigne.
La vanité de Dario éclate à tous les chapitres ainsi que son inquiétude inapaisable et son regard affamé. Mais aussi sa lucidité :
« le seul avenir pour moi, c'est celui de charlatan, qui cultivera les vices et les maladies des riches comme on ensemence un champ ; voici qu'avec tous mes efforts, mes peines et mes rêves, j'en suis une fois de plus à mendier, à m'abaisser, à attendre la charité comme autrefois ! »
Son statut va plusieurs fois passer de celui de charlatan à celui d'idole venu d'ailleurs.
En fait on en vient à se demander si le médecin n'est pas lui aussi malade !
Autre personnage étrange : Wardes, le riche industriel, le joueur impénitent pour qui le jeu est à la fois une nécessité publicitaire et une tyrannique habitude, rongé par l'insomnie, totalement assujetti à Dario son médecin qui est en quelque sorte le baume et le vulnéraire indispensable à l'apaisement de sa souffrance. Abandonné par son épouse Sylvie, belle femme troublante, icône virginale d'un Occident consolateur, fantasme que Dario admire et convoite, il va rencontrer Elinor, une veuve volage, femme froide reconvertie et rompue aux affaires, qui va gérer sa fortune quand son internement sera effectif.
Clara la femme de Dario, une épouse exemplaire toujours aimante quoique trompée par son mari, se contente de la tendresse de celui-ci.
Daniel, le fils de Clara et Dario, n'aime pas son père et il le lui dit en face ; le malaise entre le père qui aime son fils et le fils perdure et l'affrontement final est pathétique au bord du lit de Clara défunte quand Dario s'écrie :
« Tu me blesses, tu me déchires, mais s'il le fallait, je recommencerais ce que j'ai fait, je tromperais et je trahirais, je volerais et je mentirais, si je pouvais te procurer un morceau de pain, une vie plus douce, et cette vertu qui m'écrase. »
Dario a-t-il comme Faust vendu son âme au diable ? On se fera son idée au terme de cette lecture édifiante montrant les modes et le rôle des rumeurs dans le monde des riches conformistes.
Par ailleurs, on peut penser à juste titre que ce roman fait en filigrane une critique discrète de la psychanalyse freudienne, « spectre de l'envoûtement judéo-germanique ».
Pour la petite histoire, il est curieux de préciser que le personnage prédateur et joueur compulsif de Wardes a été inspiré à
Irène Némirovsky par la personnalité de Bernard Grasset son fervent éditeur et de André Citroën.
On peut voir aussi dans ce roman une satire du mépris bourgeois français pour l'étranger, son arrogance et sa duplicité, I.N. en ayant elle-même souffert.
Elle qui écrit en 1941 :
« Oui, vous tous, qui me méprisez, riches Français, heureux français, ce que je voulais, c'était votre culture, votre morale, vos vertus, tout ce qui est plus haut que moi, différent de la boue où je suis né! »
Un magnifique roman.