Il détestait alors les ouvriers, parce qu'il les enviait en secret, parce qu'il savait au plus profond de lui-même qu'il y avait plus de vérité dans leur défaite que dans sa victoire de bourgeois.
Antoine prenait parti pour cette colère. Il était parmi ces hommes, leurs histoires étaient ses histoires. Grand lui racontait ses « ennuis », les maladies de ses enfants, l'usure de sa femme. Antoine formait alors des pensées ouvrières : entre Marcelle et le service des trains, il oubliait complètement qu'il pourrait être un jour, demain, du côté des maîtres. Il n'avait pas assez d'imagination pour se décrire son avenir, il adhérait à la vie présente. Il ne pensait pas au lendemain. Il était un machiniste parmi tous les autres, un homme soumis à tous les commandements, qui dominait seulement une machine dont il connaissait les façons. Il ne pensait pas que ces années finiraient, – tout le temps du moins qu'il était sur sa machine, ou dans la chambre de son amie...
Il vivait sans doute, qui ne vit pas ? Il suffit d'avoir un corps bien étanche pour imiter les attitudes de la vie. Il agissait, mais les ressorts de sa vie, les mobiles de son action n'étaient pas en lui.
L'homme ne sera-t-il donc toujours qu'un fragment d'homme, aliéné, mutilé, étranger à lui-même ?
L'orgueil peut bien se laisser écraser, il n'est pas la propriété la plus profonde. Les pensées sur l'orgueil ne sont pas des pensées interdites. Cette passion que les groupes enseignent ne survit guère à leur dispersion nocturne; l'orgueil est une passion des veilles laborieuses, des termitières du soleil : le dormeur perd l'orgueil.
Elles détestaient les ouvriers qui ne sont jamais contents : elles sentaient qu'il leur était difficile de rire d'eux comme par exemple des paysans : les paysans sont comiques, mais un ouvrier ne fait pas rire, un manoeuvre sur son chantier ne se laisserait pas regarder par des dames "comme une bête curieuse".
Il connaît le prix de la liberté. Il sait déjà que tout se paie, le repos par la peine, la liberté par les coups, l'amour par l'ennui et la vie par la mort...
Bien des hommes sont établis à vingt ans à un niveau au-dessus duquel ils ne s'élèveront guère, à peine peuvent-ils quelquefois en descendre. Ils naissent, ils vivent, ils meurent étranglés par le travail : au-dessus d'eux, il y a d'autres hommes qui savent simplement qu'ils mourront, mais les détours qu'ils font pour arriver à la mort ne sont pas aussi clairs et passent par des carrefours. Les bourgeois, ce sont des hommes qui peuvent changer d'avenir et qui ne connaissent pas toujours la figure qu'il prendra...
Quand le néant paraît, tout s'abat; tous les soucis, tous les divertissements, tous les visages, tous les remèdes, tous les plaisirs défendent mal les hommes contre l' angoisse de n'être pas. Il faut beaucoup de force et de créations pour échapper au néant.
Il n'y a rien de plus laid qu'une maison sans personnalité, une maison où on ne sent pas la main de la Femme...
On ne traite pas sa femme comme sa maîtresse.