LIVRE IV/FABLE XIV
LE BOUCHON ET LA BOUTEILLE DE VIN
DE CHAMPAGNE
De la bouteille de champagne,
Le bouchon, faisant le bouffon,
Est-ce l'ivresse qui le gagne ?
Pète et bondi jusqu'au plafond.
Une fois au plafond, il en faut redescendre,
Hélas ! c'est la commune loi,
Et si merveilleuse que soit
La vertu du vin champenois,
Notre bouchon ne peut prétendre
Demeurer en l'air suspendu ;
Bref, le voici redescendu,
Qui roule à terre
Dans la poussière,
Sur le tapis
Parmi
les miettes
Les vieux bouts de cigarettes,
Et autres rebutants débris ;
Pour son rêve,
Triste réveil :
Lui qui voulait monter jusqu'au soleil pareil
Au vin dont il se grise, ainsi que lui vermeil
Son exaltation fut brève…
— Le mieux, dit le bouchon, avant qu'on ne l'enlève,
Est le regagner au plus tôt
Le goulot
De la bouteille chère à la Veuve Clicquot ! —
Donc, vers son asile ancien,
Le bouchon penaud s'en revient ;
Hélas ! il se comprime en vain :
L'étui de verre,
Quelle affaire !
Est maintenant bien trop étroit pour lui,
Tant, lorsqu'il se croyait son maître,
Et du ciel rêvait la conquête,
L'ambitieux s'était épanoui…
La liberté donne des habitudes
Auxquelles il est malaisé
Par la suite de renoncer :
Reprendre le carcan d'autrefois semble rude,
Et l'on aura beau s'efforcer,
On n'aura plus ni le goût ni la mine
De se laisser imposer
Les anciennes disciplines.
p.137-138-139
LIVRE I/FABLE I
LES HOMARDS
Chez un de ces traiteurs, à Paris, réputés,
Dont les gourmets de qualité
Font la cuisine consacrée,
— Femmes charmantes et parées,
Célébrités du Boulevard,
Et de l'Art, —
Venait de débarquer tout un lot de homards
Par le dernier train de marée.
De la rive atlantique encor frais émoulus,
Nos jeunes crustacés n'avaient jamais rien vu,
Tout leur est merveille
Nouvelle ;
Mais ceci vient porter le comble à leur stupeur :
Ils aperçoivent l'un des leurs,
Qui, d'une couleur écarlate,
Resplendit de la tête aux pattes.
Vainement, cependant, ils lui font des saluts,
Multipliant à son adresse
Témoignages de politesse ;
Las ! il n'en est ni moins, ni plus :
Le magnifique homard rouge
Ne leur souffle mot, ni ne bouge...
— Evidemment, il fait son fier,
Ont pensé les naïfs habitants de la mer,
Mais nous devons lui apparaître
Si rustiques et si mal mis !
il ne veut pas nous reconnaître...
Quand donc aurons-nous, comme lui,
L'air et les habits De Paris ?... —
A se réaliser, trop courte fut l'attente
De leur rêverie imprudente ;
Le soir même, le cuisinier
Les emportait dans son panier
Et les plongeait dans l'eau bouillante,
D'où leur carapace sortit,
Et leurs pattes, rouges aussi :
Cuits
Sans doute étaient-ils plus jolis,
Et leur gloire plus éclatante...
Mais étant cuits, ils étaient morts, et, morts,
Qu'importent les honneurs, qu'importe le décor,
Qu'importent la pourpre et les ors ?
Cela fera, à ce qu'il semble,
Mais on s'en avise trop tard,
Une belle patte au homard,
Comme, à l'homme, une belle jambe !...
p.7-8
Le baba et les gâteaux secs
Ce qui caractérise le baba,
C'est l'intempérance notoire.
A-t-il dans l'estomac
Une éponge ? On le pourrait croire,
Avec laquelle on lui voit boire,
— En quelle étrange quantité —
Soit du kirsch, de la Forêt-Noire
Soit du rhum, de première qualité.
Oui, le baba se saoule sans vergogne
Au milieu d'une assiette humide s'étalant,
Tandis que près de lui, dans leur boîte en fer-blanc
De honte et de dégoût tout confus et tremblants,
Les gâteaux secs regardent cet ivrogne.
« Voyez, dit l'un des gâteaux secs, un ancien — à ce point ancien qu'il est même un peu rance —
Voyez combien l'intempérance nous doit inspirer de mépris
Et voyez-en aussi les déplorables fruits :
Victime de son inconduite,
Sachez que le baba se mange tout de suite.
Pour nous qui menons au contraire
une vie réglée, austère
on nous laisse parfois des mois. »
Cependant, une croquignole,
jeune et frivole, et un peu folle,
Une croquignole songe à part soi :
— On le mange, mais lui, en attendant, il boit.
Je connais plus d'un gâteau sec
Dont c'est au fond l'ambition secrète
Et qui souhaite d'être baba.