LES CURES-DENTS SE SOUVIENNENT
ET CHANTENT
Sur les tables des restaurants à prix modiques,
Nous sommes les pauvres cure-dents mélancoliques.
Oh, le voisinage écœurant, banal,
De la carafe, peut-être bien pas en cristal,
Et du pot, du petit pot disgracieux, où s'attarde,
Bornibus (sa moutarde ?)
Rêves enchanteurs
De destins meilleurs :
Ah ! devenir comme nos sœurs,
Les plumes fécondes d'un grand auteur !
Mais ce songe n'est que mensonge :
Le dîneur affamé nous ronge,
Eternellement taillés et retaillés — comme des ongles.
Puis parfois le bourgeois en joie
S'offre le régal royal d'une oie ;
Et nous retrouvons, dans le repaire de ses molaires,
La chair, dont il lit sa chère, qui nous est chère.
Alors il nous souvient
Des jours anciens
Et du soir d'automne où quelque servante accorte
Pluma notre pauvre mère, devant une porte :
« En fermant les yeux je revois
« L'enclos plein de lumière,
« La haie en fleurs, le petit bois,
« La ferme et la fermière. »
Comme l'a dit si ingénieusement Hégésippe Moreau.
Sur les tables des restaurants à prix modiques,
Nous sommes les pauvres cure-dents mélancoliques.
BIFUR
Par une nuit, triste nuit sans astres ni lune,
Je partirai, portant sur moi toute ma fortune,
Et la gare sera quelqu’une.
Vois-tu l’implacable bifur ?
Je veux aller loin, très loin, et loin plus encore,
Et que mon absence édulcore
L’amertume des mandragores.
Je vois l’implacable bifur.
Oh ! qui me délivrera de ce doute ;
Oh ! qui me montrera la route
Dont nul rancœur ne nous déboute ?
Partout l’implacable bifur.
C’est le perpétuel recommencement des locomotives,
On part, on va, on vient, et, quand on arrive,
On trouve que ce n’était guère la peine, en définitive.
Toujours l’implacable bifur.
Haute-Loire, Charente-Inférieure, Nièvre, Cantal, Orne,
Départements, Départements, comme c’est morne !
Alors quoi ? asseyons-nous et pleurons sur quelque borne.
Le voilà bien, l’implacable bifur.