Comment ne pas avoir faim du franponais ? Ces mots aux syllabes bien détachées les unes des autres, aux sonorités nettes, c’étaient des sushis, des bouchées pralinées, des tablettes de chocolat dont chaque carré verbal se découpait facilement, c’étaient des gâteaux pour le thé de cérémonie, dont les emballages individuels permettaient le bonheur du déshabillage et la différenciation des saveurs.
Je n’avais pas faim de l’anglais, cette langue trop cuite, purée de chuintements, chewing-gum mâché qu’on se passait de bouche en bouche. L’anglo-américain ignorait le cru, le saisi, le frit, le cuit à la vapeur : il ne connaissait que le bouilli.
Certes, je me rappelais les discours des professeurs, “Analysez le style de cet écrivain”, “Ce poème est très bien écrit, par exemple la voyelle unetelle apparaît quatre fois dans ce vers”, etc. Ces dissections sont aussi lassantes qu’un amoureux détaillant à des tiers les charmes de sa bien-aimée. Ce n’est pas que la beauté littéraire n’existe pas : seulement, c’est une expérience aussi incommunicable que les grâces de la dulcinée pour qui n’y est pas sensible. Il faut s’éprendre soi-même ou se résoudre à ne jamais comprendre.
Le passage par la fontaine n'était pour eux qu'un rite de purification au terme duquel ils iraient prier dans le temple shinto. Pour moi, le temple était la fontaine, et boire était la prière, l'accès direct au sacré. Et pourquoi se contenter d'une gorgée de sacré quand il y a tout ça à boire ? Parmi les beautés, l'eau était la plus miraculeuse. C'était la seule que l'on ne consommait pas uniquement avec les yeux et qui pourtant ne diminuait pas. Je buvais des litres et il en restait toujours autant.
L'eau désaltérait sans s'altérer et sans altérer ma soif. Elle m'enseignait l'infini véritable, qui n'est pas une idée ou une notion, mais une expérience.
Le malade était celui qui avait du mal à dire quelque chose. Son corps le disait à sa place sous la forme d'une maladie.
Que l'amour d'un garçons pût être l'objet d'une quête, cela me paraissait grotesque. Se battre pour un étendard ou un Graal avait du sens : un garçon n'est ni l'un ni l'autre. C'est ce que je m'évertuais à expliquer à Inge.
Plus tard, j'appris l'étymologie du mot "maladie". C'était "mal à dire" . Le malade était celui qui avait du mal à dire quelque chose. Son corps le disait à sa place sous la forme d'une maladie. Idée fascinante qui supposait que si l'on réussissait à dire, on ne souffrait plus.
Même prévenu, le regard restait poreux. Je recevais dans l'estomac le direct de ces corps d'une maigreur inconnue, de ces mignons surgissant là où ils étaient inconcevables, de ces plaies, de ces goitres, de ces œdèmes, mais surtout de cette faim hurlée par tant d'yeux à la fois qu'aucune paupière n'eût pu empêcher de l'entendre.
«Trop sucré»: l'expression me paraît aussi absurde que « trop beau » ou « trop amoureux ». II n'existe pas de choses trop belles: il n'existe que des perceptions dont la faim de beauté est médiocre. Et qu'on ne vienne pas me parler non plus de baroque opposé au classique: ceux qui ne voient pas la surabondance qui éclate au cœur même du sens de la mesure ont de pauvres perceptions.
Donc, ce qui attire les prédateurs de terres, ce n'est pas à proprement parler les pays de cocagne, c'est le labeur que les hommes y ont investi: c'est le résultat de la faim.
L'être humain a ceci de commun avec les autres espèces qu'il recherche ce qui lui ressemble: là où il voit l'œuvre de la faim, il entend sa langue maternelle, il est en pays connu.
Ne plus se souvenir de ce qui avait ému, fût-ce à peine, était un crime.