Biographie de la faim

Arrivée deux semaines après la rentrée, une petite Française m’aima beaucoup. Elle s’appelait Marie. Un jour, dans un élan de passion, je lui confiai la terrible vérité : — Tu sais, je suis belge. Marie me donna alors une belle preuve d’amour ; d’une voix retenue, elle déclara : — Je ne le dirai à personne.

Juliette, dix ans et demi, était mon rêve. Quand on lui demandait ce qu’elle voulait devenir à l’âge adulte, elle répondait : « Fée. » En vérité, elle en était une de toute éternité, comme le prouvait son joli visage toujours dans la lune. Sa plus grande ambition était d’avoir un jour les cheveux les plus longs du monde. Comment ne pas aimer follement un être animé d’aussi nobles desseins ?

Le passage du temps annonça d’entrée de jeu sa couleur de naufrage.

Consommer la beauté ne l’altérait pas : je pouvais regarder ma mère pendant des heures, je pouvais dévorer des yeux ma sœur sans que lui manque ensuite le moindre morceau. Ainsi en allait-il de la jouissance des montagnes, des forêts, du ciel et de la terre.

Ce fut vers cette époque que je décidai de ne jamais créer de léproserie. On admirera la constance avec laquelle je me suis tenue à cette résolution.

Je me mis à haïr la faim, les faims, la mienne, les autres, et même ceux qui étaient capables de la ressentir. Je haïs les hommes, les animaux, les plantes. Seules les pierres étaient épargnées. J’aurais voulu être l’une d’elles.

Des déserts infinis, des champs si énormes qu’ils semblaient n’être cultivés par personne, des prairies à perte de vue, des montagnes à perte d’altitude, des bleds à perte d’humanité, des motels peuplés de zombies, des arbres si vieux que notre vie ne comptait pas, la Californie et, pour l’anniversaire de mes dix ans, San Francisco, que j’aimai aussitôt de toute mon âme. Cette ville était pour moi, avec ses dénivellations irrationnelles, le Golden Gâte Bridge et les réminiscences de Vertigo à chaque coin de rue.

J’avais lu pour qu’on m’admire. Je lisais et je découvrais que j’admirais. Admirer était une activité exquise, cela donnait des picotements dans les mains et facilitait la respiration. La lecture était le lieu privilégié de l’admiration. Je me mis à lire beaucoup pour admirer souvent.

On avait le droit de ne plus se rappeler les détails techniques de l'univers, Marignan 1515, le carré de l'hypoténuse, I'hymne national américain et la classification des éléments chimiques. Mais ne plus se souvenir de ce qui avait ému, fût-ce à peine, était un crime que trop de gens commettaient autour de moi. J'en éprouvais une indignation mentale et physique.
La nuit du 5 au janvier 1981, j'assistai à la première projection intérieure de mes émotions du jour : elles étaient constituées surtout de faim. Depuis, chaque nuit, à la vitesse de la lumière, se déroule dans ma tête la bobine émotionnelle à dater du 5 janvier 1981.

Les habitants de jamais n'ont pas d'espoir. La langue qu'ils parlent est la nostalgie.