On peut rater sa vie à cause d'un seul mot.
Plus tard, j’appris l’étymologie du mot « maladie ». C’était « mal à dire ». Le malade était celui qui avait du mal à dire quelque chose. Son corps le disait à sa place sous la forme d’une maladie. Idée fascinante qui supposait que si l’on réussissait à dire, on ne souffrirait plus.
J’avais lu pour qu’on m’admire. Je lisais et je découvrais que j’admirais. Admirer était une activité exquise, cela donnait des picotements dans les mains et facilitait la respiration. La lecture était le lieu privilégié de l’admiration. Je me mis à lire beaucoup pour admirer souvent.
J'aurais tant voulu être cela: une chose sans détermination, libre de voler n'importe où. Au lieu de quoi j'étais enfermée dans un corps hostile et malade et dans un esprit obsédé par la destruction.
Trop sucré » : l’expression me paraît aussi absurde que « trop beau » ou « trop amoureux ». Il n’existe pas de choses trop belles : il n’existe que des perceptions dont la faim de beauté est médiocre.
Sa première réaction fut la fureur: Elle vole! Et des sucreries en plus! Et du premier choix, notre unique paquet de spéculos, un vrai trésor, on ne risque pas d'en trouver d'autres à Pékin!
S'ensuivit la perplexité: Pourquoi ne me voit-elle pas? Pourquoi se regarde-t-elle manger?
Enfin elle comprit et sourit: Elle a du plaisir et elle veut voir ça!
Elle prouva alors qu'elle était une excellente mère: elle sortit sur la pointe des pieds et elle referma la porte. Elle me laissa seule avec ma jouissance.
L'absence de faim est un drame sur lequel nul ne s'est penché.
Le cerveau est constitué essentiellement de graisse. Les plus nobles pensées humaines naissent dans le gras. (174)
A quinze ans, pour un mètre soixante-dix, je pesais trente-deux kilos. Mes cheveux tombaient par poignées. Je m’enfermais dans la salle de bains pour regarder ma nudité : j’étais un cadavre. Cela me fascinait.
Dans ma tête, une voix commentait le reflet : « Elle va bientôt mourir. » Je m’en exaltais.
J'insiste sur "à ce point": je ne défends pas absolument la satiété. Il est bon que l'âme conserve une part de son désir. Mais entre rassasier et se payer carrément ma tête, il y avait de la marge.
Les cas les plus flagrants étaient les contes de fées. Un fabuleux créateur d'histoires tirait du néant des commencements formidables: là où il n'y avait rien, il installait des mécaniques sublimes, des astuces narratives qui mettaient l'eau à la bouche de l'esprit. Il y avait des bottes de sept lieues, des citrouilles transformistes, des animaux pourvus d'une belle voix et d'un vocabulaire étendu, des robes couleur de lune, des crapauds qui se prétendaient princes. Et tout cela pour quoi ? Pour découvrir que le crapaud était réellement un prince et qu'il fallait donc l'épouser et avoir de lui beaucoup d'enfants.
De qui se moquait-on ?
C'était un complot dont le but secret devait être la frustration. «On» (qui ? je ne l'ai jamais su) cherchait à tromper ma faim. C'était scandaleux. Hélas, à mon indignation devait très vite succéder la honte, quand je constatai que les autres enfants se satisfaisaient de cette situation-pire, ne voyaient même pas où était le problème.