À vingt ans, lire sous la plume de Catulle le vers par lequel il s’exhorte en vain, « Cesse de vouloir », me laissa entrevoir que si un tel poète n’y avait pas réussi, je n’y parviendrais pas davantage. La faim, c’est vouloir. C’est un désir plus large que le désir. Ce n’est pas la volonté, qui est force. Ce n’est pas non plus une faiblesse, car la faim ne connaît pas la passivité. L’affamé est quelqu’un qui cherche. Si Catulle s’enjoint à la résignation, c’est précisément parce qu’il n’est pas résigné. Il y a dans la faim une dynamique qui interdit d’accepter son état. C’est un vouloir qui est intolérable (p. 20).
Mais dès qu’un objet respirait l’ennui, j’avais à peine besoin de regarder la légende : c’était un peigne (ou un masque, ou une effigie) originaire du Vanuatu, qui ressemblait singulièrement aux peignes (ou masques, ou effigies) que l’on voit dans quatre-vingt-dix-neuf pour cent des musées de vieilleries municipales du monde entier, où l’on soupire d’avoir à contempler les éternels bouts de silex ou colliers de dents dont nos lointains ancêtres ont cru nécessaire de remplir leurs grottes. Exposer de telles choses m’a toujours semblé aussi absurde que si les archéologues du futur se mettaient en tête d’exposer nos fourchettes en plastique et assiettes en carton (p. 10).
Il est notoire que je n’y connais rien : mon opinion est la moins intéressante de l’univers. Ce n’est pas pour autant que je n’en ai pas (p. 10).
La lecture était le lieu privilégié de l'admiration. Je me mis à lire beaucoup pour admirer souvent
J'enfourchai un vélo et je foncai à travers la cohue jusqu'au centre-ville, où se tenait le grand marché. Il y avait un étalage de mouche, on tapait dans ses mains, une nuée d'insectes partait et l'on découvrait la viande puante que vendait le boucher.
Quant au pharmacien, c'était un lépreux qui avait trois doigts à la main droite et, peut-être pour compenser, six doigts à la main gauche. Si on lui demandait des cachets d'aspirine, il ouvrait un tiroir, il plongeait le moignon le mieux pourvu de phalanges et vous tendais une poignée de comprimés.
Après des années de chômage technique, mes organes digestifs ne toléraient plus rien.
Je ne mourus pas. J'aurais préféré mourir : les souffrances de la guérison furent inhumaines. La voix de la haine que l'anorexie avait chloroformée pendant deux ans se réveilla et m'insulta comme jamais.
Malgré les hurlements de ma tête, mon corps se leva, alla dans la cuisine et mangea. Il mangea dans les larmes, car ma tête souffrait trop de ce qu'il faisait. Il mangea tous les jours. Comme il ne digérait plus rien, les douleurs physiques s'ajoutèrent aux douleurs mentales : la nourriture était l'étranger, le mal. Le mot "diable" signifie : "ce qui sépare". Manger était le diable qui séparait mon corps de ma tête.
À présent que je ne mangeais plus, j'étais d'une activité physique et mentale intense. J'avais vaincu la faim et je jouissais désormais de l'ivresse du vide.
En vérité, j'étais au paroxysme de la faim : j'avais faim d'avoir faim.
Cette misère mentale de l'être dénutri est si douloureuse qu'elle peut susciter des réactions héroïques. Il y a là autant d'orgueil que d'instinct de survie.