Ce mode de vie janséniste - rien à tous les repas du corps et de l'âme, me maintenait dans une ère glaciale où les sentiments ne poussaient plus. Ce fut un répit : je ne me haïssais plus.
L'anorexie me fut une grâce : la voix intérieure, sous-alimentée, s'était tue ; ma poitrine était à nouveau plate à ravir ; je n'éprouvais plus l'ombre d'un désir pour le jeune Anglais ; à vrai dire, je n'éprouvais plus rien.
Après deux mois de douleur, le miracle eut enfin lieu : la faim disparut, laissant place à une joie torrentielle. J'avais tué mon corps. Je le vécus comme une victoire époustouflante.
Ce n'est pas que la beauté littéraire n'existe pas : seulement, c'est une expérience aussi incommunicable que les grâce de la dulcinée pour qui n'y est pas sensible. Il faut s'éprendre soi-même ou se résoudre à ne jamais comprendre.
Les habitants de jamais n'ont pas d'espoir. La langue qu'ils parlent est la nostalgie. Leur monnaie est le temps qui passe : ils sont incapable d'en mettre de côté et leur se dilapide en direction d'un gouffre qui s'appelle la mort et qui est la capitale de leur pays.
La surfaim n'était pas la possibilité d'avoir davantage de plaisir, c'était la possession du principe même de la jouissance, qui est l'infini. J'étais le gisement de ce manque si grandiose que tout en devenait à ma portée.
J'appris l'étymologie du mot "maladie". C'était "mal à dire". Le malade était celui qui avait du mal à dire quelque chose. Son corps le disait à sa place sous la forme d'une maladie. Idée fascinante qui supposait que si l'on réussissait à dire, on ne souffrirait plus.
La faim, c'est vouloir. C'est un désir plus large que le désir. Ce n'est pas la volonté, qui est force. Ce n'est pas non plus une faiblesse, car la faim ne connaît pas de passivité. L'affamé est quelqu'un qui recherche.
Est-ce que ça existe, n'avoir faim que de nourriture ? Existe-t-il une faim du ventre qui ne soit l'indice d'une faim généralisée ? Par faim, j'entends ce manque effroyable de l'être entier, ce vide tenaillant, cette aspiration non tant à l'utopique plénitude qu'à la simple réalité : là où il n'y a rien, j'implore qu'il y ait quelque chose.
Ecrire n'avait plus rien à voir avec l'extraction hasardeuse des débuts ; c'était désormais ce que c'est aujourd'hui - la grande poussée, la peur jouissive, le désir sans cesse ressourcé, la nécessité voluptueuse.