" Tous les souvenirs ne sont-ils pas conservés dans cette pièce ? L'émeraude, la carte, la photo, l'harmonica, le roman, tout. Ici c'est le marais du fond du coeur. C'est le dernier endroit ou échouent les souvenirs."
p.317
" Mes souvenirs ne sont jamais détruits définitivement comme s'ils avaient été déracinés. Même s'ils ont l'air d'avoir disparu, il reste des réminiscences quelque part. Comme des petites graines. Si la pluis vient à tomber dessus, elles germent à nouveau. Et en plus, si les souvenirs ne sont plus là, il arrive que le coeur en garde quelque chose. Un tremblement, une douleur, une joie, une larme, vous voyez ? "
p.110
Je l'ai observé de dos un moment en silence. Etait-ce une illusion de penser que son corps avait rétréci petit à petit depuis qu'il s'était caché ici ? Sa peau qui n'était jamais exposée au soleil était devenue blanche, et il avait sans doute maigri par manque d'appétit, mais ce que je ressentais n'était pas un changement d'ordre rationnel, plutôt une altération de dimension beaucoup plus abstraite. Lors de chaque rencontre, j'avais l'impression que sa silhouette était moins nette, son sang plus rare, ses muscles plus flétris.
Peut-être était-ce la preuve que son corps s'était adapté à la chambre cachée ? Pour s'immerger dans cette pièce étriquée, à l'air raréfié, où les bruits ne parvenaient pas, talonné par la peur de l'arrestation, on était sans doute obligé, qu'on le veuille ou non, de se débarrasser du superflu. En lieu et place d'un cœur capable de tout conserver, le corps perdait rapidement de son énergie.
Je me rappelai une baraque de forains vue autrefois à la télévision. Il y avait un coffre en bois où l'on enfermait les enfants qui avaient été vendus. Ils devaient passer ainsi des mois et des années, les bras et les jambes entravés, la tête seule dépassant d'un trou. Ils n'en sortaient jamais, même pas pour manger ou dormir. Leur corps finissait par se solidifier, ils devenaient incapables de tendre les bras et les jambes. On montrait alors au public leur silhouette d'insecte difforme.
J'ai utilisé le coupe-ongles avec précaution en commençant par le petit doigt de la main gauche. Ses ongles souples et transparents se détachaient aisément dès que la pince les touchait et tombaient comme des pétales. Nous tendions tous l'oreille au murmure qu'ils faisaient dans leur chute. Il résonnait comme un signal qui scella cet instant au plus profond de la nuit.
Il neige les années où les pelures des oignons récoltés pendant l'été deviennent fines comme des ailes de papillon et prennent en séchant une belle couleur de caramel.
Il enleva une pelure qu'il écrasa sur sa paume, et cela fit un agréable bruit croustillant.
Ce n'est ni douloureux ni triste. Tu ouvres les yeux un matin dans ton lit et quelque chose est fini, sans que tu t'en sois aperçue. Essaie de rester immobile, les yeux fermés, l'oreille tendue, pour ressentir l'écoulement de l'air matinal. Tu sentiras que quelque chose n'est pas pareil que la veille. Et tu découvriras ce qu tu as perdu, ce qui a disparu sur l'île.
- Mes souvenirs ne sont jamais détruits définitivement comme s'ils avaient été déracinés. Même s'ils ont l'air d'avoir disparu, il en reste des réminiscences quelque part. Comme des petites graines. Si la pluie vient à tomber dessus, elles germent à nouveau. Et en plus, même si les souvenirs ne sont plus là, il arrive que le cœur en garde quelque chose. Un tremblement, une douleur, une joie, une larmes, vous voyez ?
p.109-110
- Quand il se produit une disparition, pendant un certain temps, l'île s'agite. Les gens se regroupent ici ou là dans les rues pour parler des souvenirs relatifs à l'objet perdu. On regrette, on s'attriste, on se console l'un l'autre. Lorsqu' il s'agit de choses qui ont une forme, on se rassemble pour les brûler, les enterrer ou les laisser dériver au gré du courant. Mais cette petite agitation ne dure guère plus de deux ou trois jours. Chacun retrouve bientôt sa vie quotidienne telle qu' elle était avant. On n' arrive même plus à se souvenir de ce qu on a perdu.
p.8
Les calendriers ne sont que des morceaux de papier.
« Dans un roman on peut écrire des scènes dont on n'a jamais fait l'expérience ? questionna le grand-père en ouvrant de grands yeux étonnés.
— Je crois que oui. Même si on n'a rien vu ni entendu, il suffit d'imaginer pour écrire. Il paraît qu'il n'est pas nécessaire que ce soit exactement comme dans la réalité, c'est même permis de mentir. »