Paru en 1933, «
Dans la dèche à Paris et à Londres » peut de prime abord se lire comme un récit autobiographique dans la mesure où
George Orwell nous y narre par le menu ses pérégrinations au coeur de la pauvreté parisienne puis londonienne. Pourtant, l'auteur n'a de cesse de digresser ici et là, de prendre de la hauteur, et même de formaliser des propositions qui permettraient d'améliorer le sort des plus pauvres. S'il n'en a pas la rigueur formelle, l'ouvrage peut ainsi également se lire comme un essai comparatif consacré à la manière dont est vécu le dénuement dans les deux grandes capitales européennes.
Dans la première partie, Orwell revient sur les quelques semaines passées à Paris au début des années trente, où il parvient tout juste à joindre les deux bouts en travaillant comme un forçat dans l'hôtellerie. Dans la seconde partie, l'auteur rejoint Londres où il partage l'existence des trimardeurs, ces hommes à la limite de la clochardise, qui vivent d'expédients et battent le bitume pour rejoindre chaque nuit un « asile » qui les accueillera dans des conditions proches du cauchemar.
L'auteur n'est pas absolument explicite à ce sujet mais on devine qu'il s'est imposé de partager les conditions de vie des plus précaires afin de pouvoir les relater en toute objectivité. Avant d'écrire la dystopie anti-totalitaire la plus célèbre de la littérature, on peut ainsi se demander si Orwell n'a pas inventé le journalisme gonzo, formalisé plusieurs décennies plus tard par
Hunter S.Thomson, l'auteur du génial « Las Vegas Parano ». Écrit à la première personne, «
Dans la dèche à Paris et à Londres » est une plongée forcément subjective dans la pauvreté effarante des années trente à Paris puis à Londres.
Malgré la rudesse de son travail de plongeur dans un grand hôtel parisien, la première partie est plus joviale et moins monotone que la seconde où l'auteur mène une vie de « cheminot » londonien. Orwell loue une chambre de bonne vétuste, est constamment à court d'argent, travaille jusqu'à 17 heures par jour, et pourtant un tumulte joyeux et souvent alcoolisé l'emporte sur la misère. L'auteur y rencontre une multitude de personnages hauts en couleur, souvent immigrés, pour la plupart des russes blancs fuyant la révolution bolchevique. L'inénarrable Boris devient le compagnon d'infortune d'Orwell, n'est jamais à court de projets et fait preuve d'un inaltérable optimisme qui confine à la folie douce. Il entraine notamment le narrateur dans l'ouverture aventureuse d'un restaurant « chic », qui verra ce dernier, employé comme homme à tout à faire, finir par jeter l'éponge et se décider à rejoindre Londres.
Le volet parisien de l'ouvrage nous décrit une capitale tumultueuse, pittoresque, et pleine de vie malgré l'incroyable pauvreté dans laquelle se démène une foule aussi indocile qu'industrieuse. le volet londonien est plus sombre et plus miséreux encore : Orwell y arrive sans le sou et ne survit que grâce à l'argent offert par un ami. Il n'y trouve pas de véritable emploi et partage la quotidien des trimardeurs, qui sont sans cesse sur la route, car le règlement des « asiles » leur interdit de rester plusieurs nuits d'affilée. Si l'auteur y côtoie la misère, la vraie, ce second volet n'est jamais misérable, sauvé par l'humour décapant de ses compagnons d'infortune, pour la plupart illettrés et à la santé trop souvent précaire. Il est interdit de mendier et de dormir sous les ponts. Les pauvres hères sont ainsi condamnés à exercer des activités improbables de peintres de rue, de chanteurs ou de photographes itinérants tout en cherchant sans cesse le gîte qui pourra les héberger pour la nuit à venir. Entre deux nuitées mouvementées, ils tentent de se sustenter auprès d'organismes religieux qui leur offrent un repas en échange d'un sermon assommant ou de la participation surréaliste à une prière de groupe.
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Dans la dèche à Paris et à Londres » est un livre d'une étonnante sincérité, d'un homme éduqué qui a délibérément choisi de partager la condition des plus démunis, et nous narre dans le détail une plongée terrifiante au coeur des ténèbres de la misère. le contraste entre le tumulte industrieux de l'épisode parisien et la triste monotonie de l'épisode londonien est saisissant. Et pourtant, l'aspect plus touchant d'un ouvrage qui côtoie la misère sans jamais sombrer dans le misérabilisme, est la dignité, la pointe d'auto-dérision, la profonde humanité des hommes et des femmes que fréquente
George Orwell durant son séjour au sein des bas-fonds, quel que soit le côté de la Manche où ils se trouvent.