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Critique de JustAWord


« It is not power that corrupts, but the belief that it is yours. » ¹
C'est par cette phrase qu'Ada Palmer, historienne et écrivaine américaine, synthétise le coeur des préoccupations politiques de sa colossale quadrilogie Terra Ignota.
Si nous ne reviendrons pas ici sur le fabuleux worldbuilding qui entoure l'histoire elle-même (pour cela vous pouvez toujours consulter la longue critique du premier volume), il faut remettre en place les pièces de l'échiquier pour pouvoir expliquer comment, après deux tomes fabuleux se répondant l'un à l'autre, Ada Palmer utilise sa construction narrative et son univers pour servir de tremplin à un approfondissement philosophique de son intrigue.

Chronique des jours noirs
Nous sommes toujours en 2454 et Mycroft Canner ², condamné au Service, meurtrier, cannibale, tortionnaire et esclave aux services des plus grands dirigeants de la planète, reprend la plume après les événements des sept jours de la Transformation qui ont vu la société utopique se fracturer petit à petit.
Les raisons de cet écroulement sont multiples : la découverte d'O.S. ³ (un système d'assassinats calculé et réglé pour maintenir la paix mondiale en éliminant les personnes les plus susceptibles de la faire basculer), la révélation de Madame au peuple (qui transgresse les tabous de genre et de sexualisation de l'époque pour manipuler les plus grands et en faire ses marionnettes dans le plus pur esprit Sadien), l'infiltration des Mitsubishis au sein des autres Hives (en plaçant des simili-sets-sets pour prendre le contrôle en sous-main des structures les plus importantes) et leur main-mise sur les possessions terrestres, la manipulation du CFB (le comité de suggestion par lequel fonctionne le gouvernement de la Hive dites des Cousins) et, bien évidemment l'assassinat puis la résurrection (par Bridger) du Dieu qui venait visiter cet Univers, JEDD Mason.
Voilà de quoi enflammer une société qui n'avait plus connu la guerre depuis au moins 300 ans et qui, semble-t-il, ne sait même plus la faire.
Seulement voilà, alors que la guerre pointe de nouveau le bout de son horrible mufle, chaque Hive cherche à trouver des moyens de prendre l'avantage sur les autres dans le conflit à venir tandis que quelques-uns, notamment à Romanova, tentent désespérément d'empêcher le désastre.
JEDD Mason, qui pense la chose inéluctable car faisant partie de sa Grande Conversation avec son Pair (aka Dieu), charge Mycroft de consigner tous les événements qui mènent sur le chemin de la guerre et donnent aux belligérants la volonté de se battre ou La Volonté de se battre, justement le titre de ce troisième volume.

Le monstre des profondeurs
Contrairement aux attentes, La Volonté de se battre n'est pas là pour explorer directement le conflit sauvage qui va ravager la Terre.
Malicieuse, Ada Palmer prend son temps (et ça ne va pas plaire à tout le monde) et continue autant à construire son univers qu'à s'interroger sur les thématiques centrales déjà esquissées dans les deux précédents volume : la guerre, la Nature de l'homme, Dieu, le pouvoir politique et la notion de Justice. Un programme chargé et à forte valeur ajoutée en philosophie.
Mais, ça tombe bien, Ada Palmer adore la philosophie et va nous le prouver une troisième fois.
Plaçant immédiatement son premier roman sous l'égide De Voltaire et de ses comparses des Lumières, La Volonté de se battre se choisit lui un nouveau parrain en la personne de Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVI-XVIIème siècle à qui l'on doit l'écriture d'un ouvrage à l'influence colossale : Léviathan ⁴.
Ada Palmer, fervente admiratrice d'Hobbes à travers le personnage clé de Mycroft Canner, va fondre la fameuse théorie philosophique développée par l'anglais à l'intérieur de son histoire comme elle pu le faire dans les précédents ouvrages avec Voltaire, Diderot ou Sade. Si Mycroft aime à nous rappeler des points historiques essentiels concernant Thomas Hobbes, il ne se contente pas de ressasser ses théories.
Ada Palmer les applique directement en décrivant les fameuses Black Laws (un ensemble de huit lois régissant à minima toute l'humanité et que certains peuvent choisir de suivre uniquement sans intégrer une Hive ou une autre) par le détail (elle invente carrément huit lois comme l'avait fait Isaac Asimov pour la Robotique, mais en s'inspirant cette fois des Lois de la Nature de Hobbes) et en bouclant donc son système politico-philosophique du futur qui, de fait, semble incroyablement bien pensé (et jusque dans les moindres détails).

Conversation divine
Pourtant, au-delà de la mise en pratique de la philosophie de Hobbes (et d'autres comme Blaise Pascal), La Volonté de se battre poursuit son histoire de dominos en montrant comment une utopie prend fin, quelque part entre l'orgueil des hommes et la nécessité d'une vénération divine décidément invincible.
Des figures divines, le roman en comprend deux : JEDD Mason et Achilles.
Comme les lecteurs de Sept Redditions le savent déjà, Bridger s'est suicidé en incarnant l'ancien héros grec en chair et en os tout en le mêlant aux esprits du Major et aux connaissances sur la nouvelle Illiade composée par Apollo Mojave.
Achilles, personnage anachronique mais délicieux, devient dès lors un enjeu central pour toutes les Hives qui voient en lui le dernier capable de façonner la Guerre. Dans un long chapitre, et malgré les souvenirs fuyants et confus de Mycroft, chaque puissant tente d'attirer Achilles à ses côtés. On comprend dès lors qu'Ada Palmer, non contente d'offrir une utopie sous l'influence de la Renaissance et des Lumières, tente sa propre relecture de la guerre de Troie où le lecteur doit tenter de retrouver Hector (ou Sniper ?), les Troyens ou encore Agamemnon. Quand on croit que l'américaine ne peut pas faire plus dense, elle nous prouve encore le contraire.
Mais si Achilles est si important pour l'histoire, c'est aussi parce que dans une époque où le rationnel doit régner en maître, très peu remettent en cause sa nature même, pourtant impossible. Un point commun avec l'autre personnage extraordinaire du récit, à savoir JEDD Mason, ou l'homme qu'on pensait Dieu qui se révèle être un Dieu venu d'un autre Univers ⁵.
Certainement l'un des plus fascinants personnages de la science-fiction moderne, JEDD Mason incarne tout le paradoxe de l'humanité, à savoir le besoin absolu de croire en quelque chose de supérieur dans un monde de plus en plus rationnel.
Pourtant, malgré sa résurrection par Bridger, rien n'indique encore une fois que JEDD soit véritablement le Dieu qu'il dit être. C'est la conviction qu'il suscite et la ferveur qu'il ravive qui importe bien davantage pour le récit d'Ada Palmer et montre que peu importe les Sensayers, les lois, les catastrophes, l'homme DOIT croire.
Et si Hobbes définit l'état naturel de l'homme comme celui où l'homme n'a aucune notion du bien et du mal, qu'il régresse au niveau de la Bête et peut donc être en état de guerre perpétuel, Ada Palmer ajoute ici que l'Homme est une bête de croyances qui lui sont aussi vitales pour vivre que l'air qu'il respire.

La Guerre de Troie aura bien lieu
Audacieuse jusqu'au bout, Ada Palmer construit pour la troisième fois (et peut-être de façon encore plus marquée) un ouvrage de Philosophique-Science-Fiction où elle n'hésite pas à passer un chapitre entier au Sénat ou à discuter du bien-fondé de la Guerre à travers des lignes et des lignes de dialogues.
Ou, plus précisément, des conditions d'une Guerre.
Forte de sa formation d'historienne, l'américaine revient sur les grands conflits et cherchent à travers les 350 pages de la Volonté de se battre à explorer les voies qui mènent à la Guerre et comment, malgré la bonne volonté des uns et des autres, l'engrenage ne peut s'arrêter une fois mis en branle par la volonté individuelle des plus puissants.
Encore une fois, elle rejoint la pensée de Thomas Hobbes qui stipule que si le Léviathan est nécessaire pour maintenir la paix entre les hommes et pour s'arracher à l'État de Nature, il ne faut pas oublier qu'à la tête du Léviathan se trouve aussi des hommes capables de se faire la guerre.
Dans La Volonté de se battre, ils sont aux moins sept, pour les sept Hives principales, sans compter les trois groupes Sans-Ruche et les autres marginaux (comme les Servicers).
Dès lors, la catastrophe attend le monde créé par l'américaine.
Une catastrophe dont nous seront témoins privilégiés dans le prochain volume mais qui débute largement avant avec les différentes complots, mesquineries et ambitions des uns et des autres, humains après tout.
En s'amusant avec les systèmes politiques qu'elle a elle-même mise en place (notamment avec le pouvoir absolu de Cornel MASON), Ada Palmer poursuit sa construction de haute volée sur une société éminemment politique terrassée par l'orgueil de chacun.

Terra Ignota
Dès lors, où placer O.S. et son système terriblement immoral qui a pourtant permis de maintenir la paix mondiale ?
C'est là tout le sens du fameux Terra Ignota⁸, ce territoire inconnu où il est impossible de distinguer le noir du blanc, d'autant plus lorsque le noir est utilisé pour produire du blanc.
Ada Palmer, froidement réaliste, finit par montrer qu'il faut des sacrifices nécessaires sur l'autel du bien commun. Reste à choisir de quel côté notre souplesse morale nous entraîne, un peu à la façon d'un Watchmen d'Alan Moore qui proposait déjà ce choix sous le truchement super-héroïque.
Nos perceptions du bien et du mal ont de toute façon été déjà bien mises à mal par la révélation des crimes d'un certain Mycroft Canner, un narrateur que l'on a appris à aimer, mais aussi par le rôle des Utopistes, cette mystérieuse Hive qui semblent tellement vouloir la guerre ⁶.
Nombreux seront les passages où Mycroft verse dans la folie permettant ainsi à Ada Palmer de se permettre toutes les audaces narratives en donnant la parole à des personnages morts comme Appollo Mojave voire à ressusciter des philosophes comme Thomas Hobbes lui-même.
Si les lignes destinées aux lecteurs sont toujours là pour casser le Quatrième Mur, c'est bien la folie narrative de l'autrice qui scotche, capable de jongler entre l'anglais, le français, l'espagnol, le grec et le vieil anglais avec une aisance qui laisse pantois. Oubliez les jeux de mots vaseux et ridicules d'un Alain Damasio, et profitez ici de la langue ultra-soignée d'une écrivaine au sommet de son art qui montre l'étendue de son savoir linguistique et arrive même à faire passer des lignes entières de dialogues en latin sans que cela ne s'en ressente sur le rythme du récit. Un vrai tour de force en somme.

L'Utopie est éternelle
Il reste pourtant des gros bout d'utopies qui refusent de partir avec La Volonté de se battre. Si l'entreprise d'Ada Palmer peut sembler pessimiste, elle n'arrive cependant pas à cacher son admiration pour les choses qui unissent les hommes, la foi ou le sport, voire les deux, et pour ces personnes capables de tout donner pour le futur.
L'entreprise des Utopistes trouve tout son sens à l'époque actuelle où nous avons désormais totalement oublié les étoiles. Voilà une caste de rêveurs prêts à tout pour toucher l'infini et qui s'en donne les moyens…mais incapable tout de même d'abandonner ses frères imbéciles et bornés qui persistent à vouloir s'entretuer pour des questions de politique ou d'eugénisme ⁷.
Ada Palmer célèbre aussi le sentiment amoureux et la grandiloquence que l'on retrouvait au siècle des Lumières, par les envolées lyriques et folles d'un Mycroft Canner parfois débordé par ses propres émotions, face à Saladin, face à JEDD Mason, face à Apollo. Comment l'amour peut-il persister en face des choses les plus terribles, comment un homme peut renoncer au projet de toute une vie pour rester aux côtés de son amant jusqu'à la dernière minute ?
C'est dans ces instants, qui semblent peu signifiants par rapport à la densité du propos d'Ada Palmer, que l'humanité se révèle la plus incompréhensible et la plus belle, que même la destruction des cités et les rugissements de la guerre ne peuvent faire taire.
Lorsqu'un homme choisit d'abandonner Mars pour mourir sur Terre car il aime et qu'on ne lui enlèvera jamais ce sentiment.
Voilà l'Utopie ultime d'Ada Palmer.

Troisième coup de génie d'une autrice simplement brillante et extraordinairement audacieuse, La Volonté de se battre impose un nouveau modèle de science-fiction érudite en diable et d'une profondeur sans cesse renouveler. Si les amateurs d'action et autres péripéties explosives seront déçus, les autres trouveront dans le nouvel ouvrage d'Ada Palmer un chef d'oeuvre qui semble vouloir faire date dans l'histoire de la science-fiction, quelque part entre Hypérion et Dune.
Reste à savoir où s'arrêtera l'américaine (peut-être les étoiles ?) avec son dernier volume attendu l'année prochaine : Perhaps the Stars.

[Critique complète sur le site avec les annotations]
Lien : https://justaword.fr/terra-i..
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