La femme aux cheveux roux

Après avoir terminé mon service militaire, je dénichai un poste à bas salaire dans l'agence stambouliote de la Direction générale de la recherche et de l'exploitation minière. Mes camarades d'université avaient coutume de plaisanter en disant qu'un ingénieur géologue surdiplômé devait ouvrir un restaurant de kebab ou travailler dans le bâtiment s'il voulait gagner sa vie en Turquie. Trouver ce travail était déjà une aubaine, d'après eux.

À cette époque, j'avais déjà compris que les pensées nous viennent à l'esprit par le biais des mots ou des images.

Tout l’univers, je le percevais, mais le penser m’était plus difficile. C’est la raison pour laquelle je voulais devenir écrivain. Je pourrais réfléchir et coucher par écrit toutes les images et les émotions que je n’arrivais pas à exprimer.

L'essentiel de nos fonds passait dans l'achat de terrains ou de vieux immeubles dans des zones vouées à prendre de la valeur, soit pour investir, soit pour obtenir de nouveaux chantiers. Et lorsque j'achetais des parcelles vides en banlieue, j'avais le sentiment d'être comme ces sultans qui tâchent de tromper leur douleur de ne pas avoir d'héritier en annexant de nouvelles provinces à leur empire.

Ce qui voulait dire que les émotions étaient en réalité autant d'images, à l'instar de ce ciel lumineux et scintillant en face de moi. Tout l'univers, je le percevais, mais le penser m'était plus difficile. C'est la raison pour laquelle je voulais devenir écrivain.

Nous prenions de l'âge, nous n'avions pas d'enfant, les terrains agricoles entre Öngören et Istanbul se couvraient d'usines, d'entrepôts et d'ateliers de production qui, vus du ciel, se résumaient à un camaïeu de gris. Certaines usines à proximité de l'aéroport écrivaient leur nom en grosses lettres colorées sur le toit des bâtiments pour que les passagers des avions venant de décoller puissent les lire. Il y avait aux alentours beaucoup d'autres fabriques plus petites et au nom inconnu, des sociétés de biens intermédiaires, des bâtisses sommaires en matière brute.

La terre sur laquelle Istanbul s’étalait avait, comme la ville, perdu de sa pureté et son naturel.

Un silence se fit. Elle portait sur moi le même regard que si j’étais une vieille connaissance. Ce regard était si doux et si amical que j’en fus empli de bonheur. Quant à moi, je la regardai avec amour. Mais cette fois, elle détourna les yeux.

Il nous racontait de désolantes histoires sur les Kurdes et les journalistes d’opposition qui atterrissaient dans ces cellules où étaient naguère incarcérés les militaires putschistes, il nous faisait écrire une nouvelle et vaine requête pour réclamer plus de calme et d’intimité, de temps de promenade ou la levée d’une punition injuste.

Quand tu grandis sans père, tu ne comprends pas que le monde a un centre et des limites, tu crois que tu peux faire tout ce que tu veux, reprit Serhat. Mais au bout d’un moment, tu ne sais plus ce que tu veux, tu te mets à chercher un sens à ta vie, un point d’ancrage dans le monde, quelqu’un qui te dira non.