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Citations sur Ozu (9)

Dans ce jardin
un siècle
de feuilles mortes !
Bashô

Il sait qu’ici plus de cent mille arbres l’entourent. Il connaît leur nombre, il voit leur étendue, il se souvient qu’ils sont venus de tout le pays, donnés par chaque région pour permettre de replanter le parc après les bombardements, une patiente reconstruction, la lente croissance de la forêt, et les différentes parties du sanctuaire aussi ont été redressées, tout a été rebâti en bois de cèdre, aux portes de la ville devenues le cœur de la ville, une immense forêt pour abriter le sanctuaire du plus grand des souverains, l’Empereur Meiji, le grand-père de l’Empereur actuel. Ozu aime venir seul ici, au milieu des arbres, le matin si possible. Il prend un taxi à la gare, il se fait déposer à l’entrée du sanctuaire et il marche, à jeun, dans le silence et le frais, sous le clignotement du soleil que cachent par intermittences rapides les immenses branches des arbres.
Une fois passé sous le grand portail sacré, sous les poteaux du torii qui marquent l’entrée du lieu, le chemin qu’emprunte Ozu jusqu’au cœur du sanctuaire est long, il lui faut suivre une large allée, grande comme les avenues que l’on perce maintenant partout dans Tokyo pour accélérer le déplacement des voitures, sauf qu’ici il n’y a que des piétons, ou parfois un jardinier avec son vélo remorquant une petite brouette, les marcheurs et les oiseaux, le silence forestier et le bruit des pas sur le sol, une vaste allée de gros sable blanc tassé, quelques feuilles et quelques branches cassées. Ozu sait qu’il y a un bon kilomètre, peut-être deux, jusqu’à un premier virage et un deuxième torii, puis encore un virage, et plus tard un troisième torii, on ne s’approche pas comme ça de la cour intérieure du sanctuaire de l’Empereur Meiji. Il se sent très bien ce matin, pas de vertige, aucune gueule de bois, il a l’impression d’avoir hérité d’un nouveau corps pendant la nuit, l’impression que le corps qui s’était lentement gorgé de saké toute la soirée et toute la nuit, est resté à la maison, et qu’on lui a prête, mystérieusement, un second corps pour la matinée, ou peut-être la journée, ou même pour la vie, un corps rajeuni et comme remis à neuf.
Il est persuadé qu’aujourd’hui il va trouver des idées, que tout va bien se passer, qu’il pourra écrire un télégramme à son ami Noda ce soir pour lui annoncer une grande avancée dans le scénario. Il faut qu’il profite de ce moment, de cette passerelle inespérée entre les heures, cette courte échappée, ce retour du corps, tout passe toujours par le corps, Ozu le sait, si le sien était en meilleur état, s’il ne s’était pas usé si vite, il pourrait broder de bien meilleurs films, trouver des histoires plus fortes, écrire des scénarios et des dialogues qui agrippent le spectateur et ne le relâchent plus. Mais assez, assez, arrête de rêver, quand tu travailles, travaille, quand tu te détends, détends-toi. Et ici, maintenant, Ozu se détend, il marche sous les arbres, dans les grandes allées du sanctuaire Meijijingu, la forêt sacrée au cœur de Tokyo, il ne fatigue pas, il est plein d’énergie et d’élan, plein de joie, plein de force, c’est le matin d’une journée qui semble ne pas devoir connaître de crépuscule.
À mesure qu’il s’approche du jardin intérieur, il rencontre davantage de monde, les promeneurs du week-end et même des touristes, des Américains, des Italiens, des Français, il les a entendus parler, venus depuis l’autre bout de la terre jusqu’ici. La grande allée tourne encore deux fois, c’est comme si une spirale menait lentement les marcheurs jusqu’au sanctuaire central. La forêt les protège, la forêt protège le sanctuaire et protège les visiteurs. Ozu prend une grande respiration qui lui remplit d’un coup les poumons d’une fraîcheur métallique, Tokyo l’use et en même temps le maintient vivant, il aime cette permanente potentialité de lieux et de sensation, cette concentration en un seul point du globe de presque tout ce qu’il aime et tout ce dont il a besoin pour travailler. À Tokyo on a tout sous la main, et on a même les parcs, les jardins, et cette immense forêt Meiji.
Ozu arrive en vue du sanctuaire. Il se glisse entre les visiteurs pour aller se purifier les mains et le visage au filet d’eau du bassin couvert. Il le fait soigneusement, il recommence plusieurs fois, il a beaucoup de péchés à effacer, tout le saké de la veille, et celui de l’avant-veille, et toutes les mauvaises pensées contre les autres, et la paresse, pas assez de travail, oui, c’est ça le pire péché, parmi tant d’autres qu’il renonce à énumérer, la fainéantise, oui, et il finit par éloigner ses mains des robinets de bambou. L’eau est glacée mais étincelante, une rivière de diamant, une cascade sanctifiée. De temps à autre il lui arrive d’entrer dans un temple ou de venir au sanctuaire, pécher puis se purifier c’est le cycle de la vie. Sans péchés plus de religions, c’est parce qu’on fait des choses mal qu’on peut ensuite se les faire pardonner. Un de ses amis catholiques lui a parlé de leur technique très élaborée de péchés et de rémission des péchés, avec confession in petto face à un prêtre et dans l’anonymat, à l’intérieur d’une sorte de petite armoire de bois appelée confessionnal. Il faudrait qu’Ozu creuse le sujet, les Occidentaux sont des gens passionnants, avec un esprit à la fois lyrique et pratique, les Italiens, les Espagnols, les Français, ils ont tellement de choses à lui apprendre. [...]
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Mais durant ces jours où les fleurs ont pu s’accrocher aux branches des cerisiers, étincelantes sur le ciel bleu, il a été heureux.
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Au bord du canal des douves du Palais impérial, qu'on longe un moment en train quand on prend la ligne Chûô, des cerisiers sont plantés tout le long des berges, il le sait, mais difficile de les voir pendant toute l'année, il faut attendre. Pour les cerisiers, c'est comme pour la vie : il faut attendre, attendre, attendre, et ensuite encore attendre, et toujours attendre, et finalement arrivera le moment où l'attente sera récompensée, et on pourra admirer l'oeuvre accomplie
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Oui, c’est un miracle, un événement magnifique qui ne dure que quelques jours, et pendant ces quelques jours chaque fois qu’il admire les cerisiers il prie pour l’âme des disparus, il pense à son père, à son neveu, à tous ceux qui sont morts depuis des millénaires, à ceux qui hélas mourront encore pendant des millénaires puisque la règle ici-bas est de céder sa place après un temps donné, la règle folle de l’humanité c’est chacun son tour. Au moins, pendant cette petite semaine des sakura, pendant la floraison des prunus, le temps ferme sa boucle et les vivants cèdent un moment leur place aux morts, une petite poignée de vivants se recueille pour permettre à des milliards de morts d’aspirer quelques bouffées d’air frais. Les disparus ressuscitent sur les branches des arbres et jouissent du soleil et du ciel. Puis le vent, lentement, rend leur âme à la terre : les fleurs tombent.

Lorsqu’il n’y a eu ni vent violent ni pluie, ou lorsque le cerisier est dans un endroit abrité, et Ozu connaît plusieurs de ces endroits, dans des jardins à Tokyo, ou près de son auberge favorite plus au sud, les fleurs ne chutent que le jour où elles sont fatiguées. Il reste longtemps assis sur le pas de la porte, sous l’auvent de l’auberge, à regarder les fleurs tomber une à une, en pluie lente et régulière, pluie de perles disait l’écrivain français, petites averses de neige épisodiques en plein printemps, et s’il osait il irait s’asseoir sous l’arbre pour avoir le visage baigné par les fleurs, mais il y sent un sacrilège, les fleurs doivent rejoindre directement le sol, la brise les accompagne, les aide à rejoindre la terre où se mêlent depuis toujours les cendres des disparus, la vie vient de la poussière et elle revient à la poussière.
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Chaque jour en sortant de chez lui il s’arrête devant les arbres pour les admirer, regarder les fleurs grossir, heure par heure à présent, pour ainsi dire minute par minute, au gré du soleil et de la rosée du matin. Il prend des photos avec son petit appareil Leica, il n’est pas le seul, des photographes professionnels sont là aussi, avec leur trépied et leur gros boîtier, et quelques amateurs aussi qui ont des appareils portatifs à soufflet, ils se photographient les uns les autres devant les arbres qui commencent à peine leur grande parade blanche. C’est une immense fête, tout le monde rit et se félicite, on dirait un mariage ou un gigantesque anniversaire. Il y a des petits attroupements devant tous les arbres du quartier et dans tous les jardins publics, à Koishikawa Kôrakuen, à Kiyosumi Teien, au parc Ueno, lieux de rencontres et de fêtes. Les fleurs de sakura sont là, le miracle a commencé, il va encore continuer et s’intensifier, les fleurs vont peu à peu s’ouvrir, elles seront de plus en plus vastes, et les lourdes branches de plus en plus blanches.

Partout dans la ville les nuages de fleurs immaculées se détachent sur le ciel bleu, et quand Ozu prend le train pour aller vers le sud, pendant tout le trajet, le long des rails il voit des cerisiers éclatants. À Kita-Kamakura, avant et après la petite gare au toit si pentu, les branches éblouissantes forment une immense ombrelle de lumière et de parfums au-dessus des quais.
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Quand il passe devant un cerisier encore en sommeil mais dont il sait qu’il prépare ses fleurs, Ozu s’approche et regarde où en sont les bourgeons. Ils croissent, ils grossissent lente-ment, très lentement, pas encore une fleur. Mi-mars, les premiers boutons éclosent sur quelques arbres, pas des cerisiers, non, mais des pruniers. Enfin, à un moment où il ne pensait plus aux fleurs de cerisiers, il les découvre un matin, minuscules, des pointes blanches accrochées aux bras noirs des arbres, comme de petites billes de coton : la floraison a commencé.
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Pour les cerisiers, c’est comme pour la vie : il faut attendre, attendre, attendre, et ensuite encore attendre, et toujours attendre, et finalement arrivera le moment où l’attente sera récompensée, et on pourra admirer l’œuvre accomplie.
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Un de ses amis écrivain lui a parlé d’un romancier d’Europe dont Ozu ignorait jusqu’ici le nom, il lui en a lu quelques pages et c’était magnifique, et à un moment cet auteur employait une très belle métaphore,
et Ozu a souri plus tard en voyant les fleurs tomber lentement, par centaines chaque minute sous les branches, et il a repensé à la métaphore de cet étrange romancier, un Français dont il va falloir qu’il lise les livres : Marcel Proust, qui disait qu’il se trouvait « comme au milieu d’une pluie de perles ».
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Enfin, à un moment où il ne pensait plus aux fleurs de cerisiers, il les découvre un matin, minuscules, des pointes blanches accrochées aux bras noirs des arbres, comme de petites billes de coton : la floraison a commencé.
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