Monsieur Malaussène

Un tantinet sourdingue, le vieux Job était une chose aussi minuscule que sa femme, mais sans un poil sur le globe. La jeunesse, en se retirant, y avait dessiné la carte des cinq continents.

_ Ne fais pas cette tête, Benjamin. N'oublie pas : noir absolu ; il ne m'a jamais vue nue !
C'est bien ça qui me cisaille. Se retrouver dans le noir, ta mère nue dans les bras, et ne pas céder à la tentation de craquer une allumette... si tu veux mon avis, il ne doit pas tourner bien rond, ce Barnabé...

p19 "Il entre et se tait, ce qui est une franche innovation"

Cissou avait loué un studio dans l'immeuble le moins regardable du boulevard de Belleville. Flambant neuf, l'immeuble ressemblait à un jouet de plastique métallisé, avec à sa proue une tourelle de porte-avions qui devait faire l'enfantine fierté de son architecte. Après quelques mois de navigation, la rouille s'étant mise à ses flancs, le porte-avions semblait échoué contre le trottoir, comme dans un port d'où la mer se serait retirée. Cissou habita l'immeuble pour ne pas avoir à le regarder.

D'aucuns te diront que ta grand-mère est une pute. Laisse dire, c'est leur noirceur qui parle. Ta grand-mère est une vierge perpétuelle, c'est très différent. Une éternité en chacune de ses amours, voilà tout, et nous sommes la somme de ces instants éternels.

En live : une vraie plongée chez Malaussène.
La découverte des succulents dialogues reste un merveilleux souvenir littéraire.

Oui, ce doit être ça, après tout, le bonheur : la satisfaction de ne pas être l'autre.
Qui peut vous haïr au point de lever une armée entière contre vous, monsieur Malaussène ?
C'est la grande question de ma vie, ça. Qui peut me haïr ? Et pourquoi à ce point-là ? Qu'est-ce que je vous ai fait ?
On peut se tirer de toutes les situations. On a vu des parachutistes distraits sauter sans parachute mourir dans leur lit. Chaque jour des taulards réussissent à s'évader de prison et des promoteurs immobiliers à ne pas y entrer. On a même vu des assurés réussir à se faire rembourser. Mais personne, jamais, n'est sorti indemne des mains d'un gendre décidé à s'émanciper de son beau-père. C'est ce qui m'est apparu clairement lorsque le divisionnaire Legendre a enfin levé sur moi son regard franc.
- Les temps ne sont plus ce qu'ils étaient, monsieur Malaussène.
Je n'ai pas compris d'abord. Mais il a vite allumé ma chandelle.
- Mon prédécesseur se serait emparé de ce faisceau de présomptions pour démonter votre innocence. Il prétendait que vous étiez un cas d'école, le déni vivant des apparences. Bouc émissaire.
- Bon, alors, il est mort ou pas, finalement ?
- Il est perdu. Sauf complications.

Moralité : fais ce que tu voudras, mais surtout, surtout, pas de mobile !
Si on me sort de là, je jure de vivre immobile.

Le monde n’avait guère changé pendant ces mois d’ombre. Des têtes présidentiables
défilaient sur les affiches électorales , mais c’était les mêmes depuis toujours. Combien aurait-il fallu que je prenne pour trouver cette basse-cour renouvelée ? Tente ans incompressibles ? Très insuffisant. D’un autre côté je n’étais pas mécontent de les revoir, ces gueules d’affiches : elles n’avaient toujours rien dans les yeux, mais le ciel était vaste au
dessus de leurs têtes.

Je l'ai laissée parler, je me suis dit que se nourrir de mots c'était déjà manger quelque chose, et pendant qu'elle sustentait son âme je surveillais la machine qui bouffait mes pièces une à une, et pendant que la machine gobait du métal guilloché, moi, lové dans mon écouteur comme dans ces coquillages où bat le cœur de la mer, je m'offrais un festin d'amour gratuit.