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Critique de JustAWord


Pourrions-nous imaginer un monde où l'homme ne tient plus les rênes du pouvoir entre ses mains ? Et, surtout, serait-ce l'utopie tant espérée ?
Un monde qui s'effondre, un futur qui change radicalement la donne et des femmes au sommet, cela n'a rien de nouveau en science-fiction.
On citera pour l'exemple l'indispensable Chroniques du Pays des Mères d'Élisabeth Vonarburg ou, dans un autre style mais tout aussi réussi, Soeurs dans la guerre de Sarah Hall. Pourtant, il semble encore que le renversement complet des rôles fasse encore et toujours entrer en ébullition l'imagination des auteurs et autrices modernes.
Qu'ils nous viennent du milieu de l'imaginaire…ou pas !
C'est d'ailleurs le cas de l'écrivaine et historienne belge Emmanuelle Pirotte, surtout connue pour son best-seller Today we live couronné par le prix Historia et traduit dans 15 langues !
En cette rentrée littéraire, l'autrice s'essaye donc au genre post-apocalyptique et nous offre une plongée plus de cinq cent ans après la Chute dans son roman Les Reines !

Les Fils-du-Vent
Dévastée, meurtrie, saccagée, la Terre a fini par emporter l'humanité dans sa Chute. Les hommes, jadis innombrables et arrogants, sont aujourd'hui réduits à une poignée à l'échelle du globe, reformant des sociétés archaïques et rétablissant un semblant d'ordre dans lequel les femmes se sont emparées du pouvoir. À travers la vieille Europe qui porte encore les stigmates du Vieux Monde, des royaumes se sont levés avec des femmes implacables et conquérantes à leur tête. Parmi ceux-ci : les Hautes Terres de la reine Alba et le royaume des Amazones de la reine Edda.
Autour, les autres vassaux tentent de survivre en évitant d'attirer l'attention des puissantes qui imposent désormais leur loi sur le continent.
Seul un groupe de personnes continue à vivre selon d'anciennes traditions, des nomades et marchands aux superstitions nombreuses et étranges pour les autres peuples. On les appelle les Gypsies, les Gens du voyage… les Fils-du-vent !
Parmi eux, Milo Gray de la tribu des Britannia et une jeune femme au nom aussi évocateur que prémonitoire : Faith. Ces deux êtres, quelque chose de très puissant les unit, quelque chose qu'ils ne sont pas certains de comprendre eux-mêmes, qui les effraie et les attire à la fois.
Mais Milo, lui, ne peut se résoudre à aimer Faith comme il le devrait et cela malgré qu'elle s'offre à lui sans détour.
Alors Faith va le piéger et le punir, le forçant à l'exil à travers les terres traversées par les Gypsies.
C'est ainsi que commence Les Reines, ou presque…
Puisqu'avant d'en arriver là, une femme nous parle à la première personne, en italique, dans une langue aussi envoûtante que mystérieuse.
Cette femme, c'est la sybille de l'Ouest, une sorte d'Oracle recluse sur une île loin au nord du Monde.
Son don est celui de prédire l'avenir et de contempler l'Histoire.
Son territoire est sacré, son île protégée par la Mère elle-même.
Emmanuelle Pirotte pose là son premier personnage féminin d'envergure, comme un fil rouge de poésie, un peu hors du temps, un peu hors des conventions, un peu hors de tout. Elle s'appelle Alba, et elle fut Reine un jour des Hautes Terres avant de laisser sa place à Helle, son Amazone, son roc, sa confidente.
Mais ne pensez pas que l'histoire s'arrête là, à ce double-exil et cette histoire d'amour manquée. Non. L'histoire commence ici, avec deux personnages naïfs mais ardents qui s'aiment dans un monde où l'amour ne devrait plus exister. Avec une grande Reine qui avoue d'emblée la vérité : le monde n'est pas meilleur contrôlé par les femmes, il est semblable car la femme comme l'homme souffre de passions, d'envie, d'orgueil et de colère.
Et tout peut recommencer.

Un Nouveau Monde avec du Vieux
Les Reines est un pavé. Plus de 500 pages et une densité franchement impressionnante au premier abord. Voici un livre post-apocalyptique qui imagine une société du futur largement matriarcale mais qui refuse une quelconque forme d'angélisme ou de militantisme aveugle.
Emmanuelle Pirotte est là pour dire les choses, pour décortiquer les êtres et leurs sentiments dévorants. Elle n'est pas là pour rechercher l'Utopie mais pour comprendre l'Après, pour comprendre ce qui anime le coeur des femmes et continue de mettre le monde à feu et à sang.
De prime abord, Les Reines est donc un roman de science-fiction où l'on découvre une planète ravagée où toute la modernité de notre époque a disparu, où l'humanité a régressé aux temps féodaux de jadis, où l'Amérique n'est qu'un lointain mythe, où les livres sont d'absurdes choses ne contenant que des histoires inutiles voire dangereuses.
Mais lorsque l'on s'enfonce davantage entre les pages, Les Reines se transforme en tragédie, convoquant parfois des atours fantastiques ou mythologiques, pour parler du thème le plus humain et universel qui soit : l'amour. Emmanuelle Pirotte va balader ses deux personnages principaux, Faith et Milo, pour les faire rencontrer les grandes de son monde : Edda, Helle et, finalement, Alba. Elle dresse un portrait peu reluisant de cette société revancharde où la femme reproduit en image inversée ce que lui a fait subir l'homme dans le Vieux Monde. Des hommes transformés en esclaves, torturés, violés, humiliés. Et ce mélange de peur et d'excitation face à ces êtres virils qui ont moins d'importance qu'une bête.
Les femmes, et c'est là presque une évidence, ne valent pas mieux une fois au sommet de la chaîne alimentaire. Les Reines est, à ce titre, un roman profondément universaliste et égalitariste. Il s'interroge sur la place des deux sexes dans ce nouveau monde, sur l'importance du cercle infernal du ressentiment et de la vengeance qui pourrit encore et toujours le rapport entre les deux sexes…et qui constate que ceux qui ne sont pas nés dans le bon corps sont toujours autant rejetés et martyrisés. Ce sera le cas de l'émouvant Novak, femme née dans un corps d'homme vendu comme un esclave et rejeté de tous sauf de ce Gypsie qu'il rencontre par hasard.
Ce monde d'après, souvent, ressemble à une reprise du Très Vieux Monde que l'on aurait trop vite oublié malgré les rappels, malgré… les mots !

Aimer ou ne pas aimer, telle est la question
Car dans le roman d'Emmanuelle Pirotte, le théâtre joue un grand rôle.
Incapable de se pardonner elle-même, Faith finira par quitter son clan pour rejoindre une troupe d'artistes itinérants qui jouent Shakespeare et qui se souvient d'avant à la façon de celle de Station Eleven d'Emily St John Mendel. C'est la perpétuation des légendes, la perpétuation des mythes et des grandes Histoires de l'Humanité.
Irrigué par cette fibre Shakespearienne et Grecque à la fois, Les Reines se métamorphose lui-même en un récit tragique digne d'un Hamlet ou d'un MacBeth. C'est la grandeur de ses personnages, la déchirante envie d'aimer qui les prend et qui les consume qui va finir par rendre le récit d'Emmanuel Pirotte à la fois incandescent et doux, moderne et classique, émouvant et glaçant. Après la fin, on y redécouvre le verbe « aimer », un verbe devenu tabou, qu'il soit employé dans son sens premier entre amoureux, ou dans celui plus pur et plus beau encore, entre une mère et son fils. Dans ce monde où l'on veut éliminer la faiblesse en se parant des oripeaux du monstre, du conquérant.
C'est Alba qui tue son propre enfant pour conserver son pouvoir, c'est Edda qui tue et mutile pour garder captive celle qu'elle aime, c'est Milo qui abandonne les siens pour rechercher celle qui lui a donné la vie.
Les Reines s'affirme comme un bouillonnant roman d'amour tragique, percé de part en part par la lance guerrière de l'Amazone et de l'injustice, dévoré par la petitesse de femmes qui pensent que pour triompher de leur sort, elles doivent être sans pitié, à la hauteur des hommes de jadis.
Ce qui étonne pourtant dans Les Reines, c'est cet implacable sentiment qui habite chaque page, ce sentiment qui fait que l'on veut suivre l'aventure de Milo et de Faith jusqu'au bout, qui fait que l'on s'émeut devant le sort d'Helle et devant la solitude belliqueuse d'Edda. Ce qui étonne, c'est d'y trouver l'espoir. Ce qui étonne, c'est que dans ce roman où rien ne laisse supposer qu'on puisse aimer, tous luttent pour ça en définitive.
On vibre avec les personnages, on habite ces châteaux froids et vides en Écosse ou au Danemark, on navigue sur les eaux tumultueuses vers des îles sacrées, on franchit tous les seuils du réel porté par la plume incroyable d'Emmanuelle Pirotte. Une plume qui ne néglige jamais le style sur l'autel de l'idée, une plume qui rougeoie et s'envole, sautant de narration en narration, de point de vue en point de vue, évitant tout manichéisme facile et toute utopie naïve. le récit brossé par Les Reines est un miracle d'émotions et d'intensité, qui unifie l'imaginaire et la littérature blanche de la plus belle des façons : par l'amour !

Dans sa langue d'or, Emmanuelle Pirotte offre aux lecteur un récit dense et formidable où futur et passé se mêlent, se répètent et s'interrogent.
Les Reines nous emmène en des temps cruels et tragiques, où la femme se souvient qu'elle est un homme comme les autres, où l'on s'aime alors que l'on n'a perdu le sens même du mot avec les siècles.
Un livre grandiose, magistral, émouvant et impossible à lâcher.
Lien : https://justaword.fr/les-rei..
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