Citations sur Un automne de Flaubert (42)
Quoique de vingt ans son aîné, l’homme qui vient de broyer sous ses yeux une carapace de homard n’a perdu à ce jour que trois dents ; on le sait, car il tient le registre exact des vicissitudes de sa denture. Hugo a donc perdu à peu près autant de dents que n’en compte la mâchoire supérieure de Flaubert.
N’importe ! Il n’y pensera plus après une bonne nuit de sommeil : d’où vient l’inspiration, comment naissent les livres, ce qui pousse un homme à écrire, ces questions-là ne méritent pas qu’on s’y attarde. Tenter d’y répondre, c’est, comme Isis, se vouer à rassembler les membres épars du cadavre d’Osiris : de même que la déesse ne retrouva jamais le sexe du dieu démembré, l’organe générateur de l’art échappera toujours aux regards.
Lui qui, en ses moments d’exaltation, se rêvait en Christ de l’art, en athlète du style, en dernier des Latins, découvre soudain son reflet dans le miroir du monde et ce reflet est celui d’un enfant, d’un petit garçon à peine capable de faire ses besoins. C’est plus qu’une humiliation : une déchéance. L’édifice de sa vie est en train de crouler : les choix qu’il a faits dans sa jeunesse, les principes qu’il s’est donnés, tout vacille. Il s’est trompé sur toute la ligne. Il a perdu toute estime de lui-même. Il prend la mesure de son néant.
Même agitée, la mer accorde toujours le repos à celui qui la regarde.
Flaubert s’est toujours senti latin ; jeune, il se plaisait à croire qu’il avait, dans une existence antérieure, dirigé une troupe de comédiens ambulants sous le principat de Domitien. La guerre et la défaite de 1870 ont ancré plus profondément en lui la conscience de son appartenance à ce monde latin dont la victoire de la Prusse a précipité l’agonie. La Prusse : abominable combinaison de l’économie, du militarisme et de l’utilitarisme. Il n’y a plus de place pour les Latins dans un monde dominé par la Prusse, car être un Latin, c’est penser que la vie nécessite de grands allègements. C’est connaître la valeur de l’inutile.
La littérature est une bien fuyante occupation : projets avortés, sables mouvants, irréalité perpétuelle - devant une horloge sans aiguilles, qui peut se dire en retard, qui sait s'il est à l'heure ? Qu'on ne s'étonne pas si ceux qui s'y adonnent finissent dans des maisons de fous ou errent dans les cimetières à la tombée du jour, pareils à des fantômes (p. 105)
Ce pays lui donne envie de peindre : le ciel ne ressemble pas, comme en Normandie, à un pot de chambre mal rincé, il est plus bleu, plus fin, plus vibrant; les couchers de soleil ont la douceur lumineuse des toiles de Claude Lorrain, et cette côte accidentée, plantée de pins noueux au travers desquels on devine la mer parsemée de rochers à fleur d'eau, rappelle les estampes japonaises que collectionne Goncourt. (p. 71)
Dès le lendemain de son arrivée, il s'enfonce dans une petite vie abrutissante. Puisque penser l'afflige, il s'efforcera de ne penser à rien. Ce remède ne lui est pas tant dicté par sa volonté que suggéré par cet inconnu familier qu'il porte en lui, son corps. (p. 54)
Vendre Croisset, ce serait mettre à mort la part la plus vivante de lui-même que sont ses fantômes (p. 33)
Lui qui, en ses moments d'exaltation , se rêvait en Christ de l'art, en athlète du style, en dernier des Latins, découvre soudain son reflet dans le miroir du monde et ce reflet est celui d'un enfant, d'un petit garçon à peine capable de faire ses besoins. C'est plus qu'une humiliation : une déchéance. (p. 27)