Sur les trois heures après dîner

c'est quoi une vie ? toutes ces années devant soi, où on pense qu'on va se forger l'humanité à petits coups de joies et de chagrins ? Ou l'ombre d'une seconde, tôt dans l'existence où on s'est retourné et un être était là qui nous hanterait et ferait de nous ce que nous serons, éternellement par-delà les beaux et vrais mirages du temps qui nous accompagne, un être, qui nous est entré au coeur à jamais

J’ai posé ma valise sous le portemanteau du vestibule. Et j’ai poussé la porte de la salle à manger. Presque une entrée théâtrale. Ils étaient là, leurs mains abandonnées à la toile cirée de la table, accrochées ensemble. Et pour la première fois j’ai vraiment vu le décor où j’avais grandi, cette maison ouvrière, étroite, avec la cuisine gagnée sur le minuscule jardin, le pauvre papier peint, les meubles et les objets à trois sous, les napperons brodés, plus moches tu meurs, la télé en majesté, pas un livre, pas un tableau, rien de mes ambitions, et j’ai compris que mes parents s’aimaient, qu’ils étaient dignes, ne devaient rien à personne, que même si ma mère parlait pas ils avaient dialogué toute leur vie, et que le reste on s’en tapait, qu’ils m’avaient élevée d’amour, mal, trop serré, trop aux aguets, avec trop d’espoirs et trop d’humilité pour me faire totalement confiance. Et que je pouvais pas leur en vouloir d’avoir été tant maladroits.

- Ferme les yeux... Imagine que ta mémoire est le corps de la femme que tu aimes... Qu'elle est un alphabet à réapprendre, que tu ne connais plus, que tu redécouvres... Lire est une caresse amoureuse, Thomas...

 Tout à l'heure j'ai eu vingt ans. Et toi vingt jours, petit
Jean-Baptiste.
 Pour ton baptême des planches, t'as fait un tabac en
matinée ! Sans curé ni onction, messe ou prêche, on t'a
ouvert grande la religion de ton père : le théâtre. Je t'ai
tenu à l'avant scène, entre Kader, ton parrain, et
Babette, les projecteurs sont montés pleins feu et la
seule bénédiction qui vaille est venue de la salle, des
applaudissements comme jamais. Pas un bravo, pas un
strapontin qui claque, rien qu'une poignée de gamins de
mon âge, en larmes, et ils battent des mains, lentement.
Et ça fait comme le bruit d'un grand vol d'ombre apai-
sées.

p.6

C'est quoi une vie... ? Toutes ces années devant soi, où on pense qu'on va se forger l'humanité à petits coups de joies et de chagrins... ? Ou l'ombre d'une seconde, tôt dans l'existence où on s'est retourné et un être était là qui nous hanterait et ferait de nous ce que nous serons, éternellement, par-delà les beaux et vrais mirages du temps qui nous accompagne, un être, qui nous est entré au coeur à jamais.

« -On va bien s’amuser…
C’est tout ce qu’il a dit en s’arrêtant dans la lumière. D’une voix remplie d’étés, de merveilleux nuages, du sable et des vagues roulant dedans, à chavirer n’importe quelle femme fatale.

« Faut dire qu’il est laid Bastien, une perche à houblon fringuée en épouvantail. »

« Ça m’a fait vlan au creux de la poitrine, du chaud aux joues, un picotis partout, partout et une bête envie de pleurer… L’amour, le mot amour, j’y ai pas pensé, comment voulez-vous… J’ai seulement plus vu que lui, les autres au diable, et ses fossettes au menton, aux pommettes, ses mains sans arrêt envolées, à parler elles aussi au-delà de ses paroles que j’écoutais pas… »

On prend pas froid avec des larmes... !

Je serai allée jusqu'à Rome à genoux pour que Thomas fasse de moi une femme, même à ne plus jamais se voir, même à... Non, pas vrai, je rêvais qu'il devenait amoureux de moi et larguait Babette, qu'on balayait tous les tabous, que je vivais avec lui comme dans les romans et les émissions à la télé à propos des rencontres impossibles devenues possibles, des écarts d'âge et de classe sociale qui comptent plus devant les sentiments... qu'il me faisait un enfant...