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Critique de Bambambino



Pièce maitresse de la pensée de Jacques Rancière, La Mésentente est son grand livre de philosophie, celui qui le fit connaitre à travers le monde, bien avant le triomphe du Partage du sensible et peu après les secousses provoquées par la publication du Maitre ignorant. Reconnaissance tardive, inattendue et certainement pas escomptée par l'auteur, qui après un premier livre tonitruant, La Leçon d'Althusser, s'était isolé dans les archives des années durant, avant d'achever l'écriture d'un livre, fantasque et incompris, La nuit des prolétaires. de son exploration du rêve ouvrier, Rancière en a d'ailleurs tiré quelques leçons et notamment celle-ci : l'égalité n'est ni passive ni future, elle n'est pas transmission mais démonstration.
Comme souvent avec Rancière, ses écrits sont d'abord des écrits d'intervention et doivent se lire en écho aux débats et événements des années quatre-vingt dix : le négationnisme, l'éthique de la communication, la guerre ethnique et l'intervention humanitaire, la fin du communisme et l'annonce du triomphe mondial et simultané de la démocratie et du marché. C'est particulièrement à partir de ce point que Rancière construit son ouvrage, ouvrage dirigé d'abord contre une partie de la philosophie de l'époque. Rancière n'a jamais cédé aux sirènes de la politique normale qui prit forme avec la restauration intellectuelle des années quatre-vingt. La chute du mur est passé par là, et les brûlants espoirs de grand soir ont été soufflés par le vent d'un libéralisme trêve à toute utopie. Ce livre doit se lire avant tout comme une réaction à cette restauration, incarné par le couronnement de François Furet et dont les célébrations du bicentenaire de la Révolution Française en 89 furent l'acmé. Contre cette évacuation carabinée des luttes pour l'égalité, La Mésentente se veut le maintien d'une pensée critique.
Le climat philosophique était fortement marqué, en France et en Europe, par les thèmes de la fin et du retour de la politique, initiées comme en symétrie par Francis Fukuyama et par les disciples d'Hannah Arendt, thèmes qui, loin d'être opposés, ne sont en fait que les deux faces d'une même médaille : la politique remise à son destin gestionnaire et étatique. Contre cette réduction de la politique, qu'il qualifie de policière, Rancière entreprend de montrer, que loin d'être un air du temps, l'expulsion de la dimension conflictuelle de la politique est en fait intrinsèque à la philosophie politique, meilleure alliée des gouvernants. L'audace de Rancière le conduit à relire Platon et surtout Aristote moins comme les pères de la pensée politique que comme les pionniers de cette perpétuelle entreprise de dépolitisation. Les Anciens ont découvert le secret de la politique, à savoir qu'il n'existe aucun titre légitime à gouverner : leur acharnement à recouvrir cette vérité – la dimension anarchique de la politique – coincide avec la sélection d'un titre à gouverner, la sagesse ou la prudence au détriment des autres. A lire Rancière, la politique est, hier comme aujourd'hui, viciée par le fait que les titres – richesse, honneur, vertu, filiation – s'imposent toujours d'eux-même. La politique commence lorsque ceux qui n'ont pas de titre à gouverner, interrompent cette logique. Elle débute lorsque le dèmos, qui ne possède qu'un titre vide, la liberté comme part des sans-parts, rappelle à la communauté le tort - son exclusion - qui lui est fait. En finir avec la politique comme revenir à sa pureté, c'est avant tout rayer de la carte l'embarrassante lutte des classes, qui ne fut rien d'autre que la politique démocratique portée par le dèmos durant deux siècles. C'est oublier que la politique est toujours affaire de titres et de leur compte, ou plutôt de leur mécompte. Les modernes sociétés d'experts rationnels ne sont que la continuité des "archaïques" sociétés de la filiation ou du droit divin : des sociétés où ceux qui gouvernent s'autorisent de leur titre. A cela, la politique comme lutte égalitaire est un rappel inévitable en dépit de sa rareté. le fait de jeter le bébé de la lutte avec l'eau du bain soviétique n'était peut-être qu'une fuite devant cette vérité-là, et assurément le corollaire d'une résignation au monde tel qu'il est. le millénaire à venir, qui serait bientôt bariolé de révoltes incessantes et de déclarations égalitaires, a pourtant donné raison à Rancière, l'un des seuls avec quelques autres (Derrida, Nancy ou Badiou en France), à croire encore, avec exigence et sans fantasme, à la politique et à l'émancipation.
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