Sous le déluge d'acier qui ravage Kiev, du fond de la cave qui lui sert d'abri, Constantin Sigov, l'un des plus grands philosophes ukrainiens d'aujourd'hui, connu pour avoir enseigné à La Sorbonne, écrit une lettre à ses amis français. Il dit la réalité au jour au jour de l'effroyable guerre que Vladimir Poutine inflige au peuple d'Ukraine. Il raconte le courage des résistants qui prennent les armes pour défendre la liberté. Il explique les non-dits de ce conflit fratricide au coeur du Vieux-Continent. Il éclaire sa signification pour l'avenir de l'Europe. Sa lettre représente le plus puissant des appels à la mobilisation de toutes les femmes et de tous les hommes qui ne peuvent se résoudre à la victoire du Mal radical.
Le philosophe ukrainien Constantin Sigov, qui dirige le Centre européen à l'Université Mohyla de Kiev, a été directeur d'études associé à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris de 1992 à 1995. Il a contribué à l'établissement du Vocabuaire européen des philosophies (Paris, Seuil/Le Robert, 2004) et a fondé à Kiev la maison d'édition Duh i litera (L'Esprit et la lettre), qui a publié des traductions ukrainiennes faisant autorité de grands penseurs comme Montaigne, Descartes, Pascal, Paul Ricoeur, Emmanuel Levinas et François Furet. Ami de Paul Ricoeur et de Charles Taylor, il les a accueillis à l'Université de Kiev. Pour son inlassable activité de bâtisseur de ponts entre les cultures, Constantin Sigov a été décoré par la France au grade d'officier de l'Ordre des Palmes académiques. En 2014, il a soutenu la Révolution du Maïdan, dont il a été une grande voix. Son oeuvre personnelle de penseur, qui occupe une place majeure dans le monde slave, rencontre un vif écho international.
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NAPOLÉON BONAPARTE: 1799-1814
De cette rencontre d'un homme et d'un peuple, si brève, mais si éclatante, et si longue à oublier, puiqu'elle va durer presque un siècle, Chateaubriand a écrit le commentaire le plus profond :
" Une expérience journalière fait reconnaître que les Français vont instinctivement au pouvoir : ils n'aiment point la liberté; l'égalité seule est leur idole. Or, l'égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. Sous ces deux rapports, Napoléon avait sa source au cœur des Français, militairement inclinés vers la puissance, démocratiquement amoureux du niveau. Monté au trône, il y fit asseoir le peuple avec lui, roi prolétaire, il humilia les rois et les nobles dans ses antichambres ; il nivela les rangs, non en les abaissant, mais en les élevant : le niveau descendant aurait charmé davantage l'envie plébéienne, le niveau ascendant a plus flatté son orgueil. "
Alors que tant d'historiens, depuis bientôt deux cents ans, nous racontent la Révolution drapés dans les costumes de l'époque, par un commentaire de l'interprétation qu'elle a donnée d'elle-même, Tocqueville suggère au contraire que les périodes révolutionnaires sont par excellence les périodes obscures de l'histoire, où le voile de l'idéologie cache au maximum le sens profond des événements aux yeux des acteurs du drame. C'est sans doute la contribution fondamentale de "L'Ancien Régime" [livre de Tocqueville] à une théorie de la révolution.
L'expérience soviétique constitue l'une des grandes réactions antilibérales et antidémocratiques de l'histoire européenne du XXè siècle, l'autre étant bien sûr le fascisme, sous ses différentes formes. (p.13).
Ignorer l'histoire de cette histoire, ce serait effacer les paysages intellectuels traversés, méconnaître la sédimentation des problèmes : les grands interprètes de la Révolution française ont abordé l'évènement par les livres, Marx à travers Hegel, Taine à travers Burke et Tocqueville, si bien que l'historiographie de la Révolution française mêle constamment les époques, les interrogations et les enjeux.
madame ROLAND : elle perd tous ceux qu'elle avait "enchaînés à son rayonnement."
La frustration amoureuse a poussé Madame Roland à venger ses infortunes privées dans l'action publique.
Tous ces individus, ou l'ensemble de ces classes d'individus, engagés dans la production de la richesse sociale ou dans le service public forment une communauté politique, que Sieyès appelle une "nation": mot capital, un des plus forts de la langue révolutionnaire, mais un des plus énigmatiques aussi, parce qu'il récupère le poids charnel de l'ensemble historique constitué par les rois pour en faire le fondement de ce qui est en train de naître, la légitimité unique du vivre ensemble.
Peu d'hommes publics de ce temps ont, comme Brissot, appelé sur eux-mêmes l'excès de la louange ou de l'opprobre.
Les hommes de 1789 avaient cru que la reconstruction de l'Etat sur la volonté du peuple donnait la clé du bonheur social ; le jacobinisme de 1793 avait figuré l'apogée de ce volontarisme politique, puisque la dictature révolutionnaire avait cru être en mesure de transformer par son action toute la société civile et de recréer des citoyens vertueux à partir d'individus mus par l'égoïsme. Or ce surinvestissement politique, caractéristique de toute la vie publique française depuis 1789, fleurit de plus belle en février 1848. (...) Au mythe robespierriste de la dictature de la vertu s'est substituée la croyance à la fraternité républicaine où Marx ne cesse de dénoncer sarcastiquement l'illusion française selon laquelle l'Etat produit la société, alors que c'est l'inverse qui est vrai.
p. 235
Rien ne montre mieux la résonance des idées dans le peuple urbain du XIX°s, et par conséquent l'extrême sensibilité de la politique française à la littérature, que ce contraste entre les deux révolutions, à dix-huit ans seulement de distance. Juillet 1830 avait été accompagné et suivi de descellements de croix, de bris d'objets sacrés, de pillages et de fermeture forcée de lieux de culte ; mais c'était l'Ancien Régime encore qui était attaqué à travers l'église. Février 1848 met fin au gouvernement d'une oligarchie politique taxée d'esprit voltairien au nom d'une égalité fraternelle dont bien des auteurs "populaires" viennent d'écrire qu'elle est aussi l'esprit des Evangiles.
p. 233
Dès 1789, la conscience révolutionnaire est celle illusion de vaincre un État qui déjà n'existe plus, au nom d'une coalition de volontés bonnes et de forces qui figurent l'avenir. Dès l'origine, elle est une perpétuelle surenchère de l'idée sur l'histoire réelle, comme si elle avait pour fonction de restructurer par l'imaginaire l'ensemble social en pièces. Le scandale de la répression commence quand cette répression a craqué. La Révolution est l'espace historique qui sépare un pouvoir d'un autre pouvoir, et où une idée de l'action humaine sur l'histoire se substitue à l'institué.