Histoire d'une parole solitaire et d'une identification impossible au principe même des grands discours qui donnent à entendre la parole du collectif ouvrier. Histoire de doubles et de simulacres, que les amateurs de masses n'ont cessé de recouvrir. Les uns y ont fixé en sépia la photographie-souvenir du jeune Mouvement ouvrier à la veille de ses noces avec la Théorie prolétarienne. Les autres ont bariolé ces ombres aux couleurs de la vie quotidienne et des mentalités populaires. A la solennelle admiration pour les soldats inconnus de l'armée prolétaire sont venues se mêler la curiosité attendrie pour la vie des anonymes et la passion nostalgique pour les gestes accomplis de l'artisan ou la vigueur des chansons et des fêtes populaires : hommages concordant pour assurer que ces gens-là sont d'autant plus admirables qu'ils adhérent plus exactement à leur identité collective ; qu'ils deviennent suspects au contraire dès lors qu'ils veulent exister autrement que comme légions ou légionnaires, revendiquer cette errance individuelle réservée à l'égoïsme du "petit-bourgeois" ou à la chimère de l'"idéologue".
En Octobre 1842 des ouvriers ciseleurs mécontents d'une pièce de théâtre décidèrent d'écrire au directeur du Théâtre de la Gaîté "Vos acteurs n'ont donc jamais vu d'ouvriers ciseleurs ? Ils ne savent pas que l'état de ciseleur est un état de luxe ? Ils nous supposent des
costumes du dernier ridicule. Qu'ils aient la complaisance de les changer, sinon nous irons les siffler. Apprenez, messieurs, que nous ne sommes ni des maçons ni des couvreurs. Bon pour ces gens là d'avoir des costumes comme ceux de vos acteurs.
Mais il n'y aura pas de suite. Probablement parce que l'auteur fait partie de ces typographes militants qui, à l'automne de 1840, las de faire dans La Ruche de la littérature sur les misères ouvrières, rejoindront à l'Atelier des camarades décidés à proposer des
solutions positives et à éveiller les énergies morales donnant aux travailleurs la maîtrise de leur destin.
Un vieux serrurier le dira en 1848 à Pierre Vinçard :"Notre état se moralise à vue d'œil : nous avons détruit le lundi." Il était aussi fier", commentera le père de Georges et d'Urbain,"que l'invalide disant: j'ai combattu à Austerlitz".
...Ces problèmes métaphysiques que l'on dit bon pour les évêques qui trouvent leur souper tout prêt sont bien plus essentiel à ceux qui partent le matin chercher le travail d'où dépend le souper du soir.
Jacques Rancière professeur émérite au département de philosophie de l'université de Paris VIII, il est l'auteur entre autres de la Nuit des prolétaires (Fayard, 1981), La Mésentente. Politique et philosophie (Galilée, 1995), le Partage du sensible. Esthétique et politique (La Fabrique, 2000), Politique de la littérature (Galilée, 2007), le temps du paysage: Aux origines de la révolution esthétique (La Fabrique, 2020).
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11/02/2022 Réalisation et mise en ondes Radio Radio, RR+, Radio TER