Le barbelé qui entoure les lieux que vous avez fréquentés ensemble, devenus des zones "interdites".
Le barbelé qui enclot les endroits où vous avez fait des projets d'avenir, en vous serrant la main, en vous embrassant.
Le barbelé qui touche aux plats qui vous délectaient autrefois et qui ont perdu tout leur goût.
Le barbelé qui met à l'index les habits portés dans des occasions heureuses et lointaines, gorgés de souvenirs et d'intimité, d'une atmosphère qui n'était qu'à vous.
Le barbelé qui encercle les livres, les films, les références que vous aviez en commun, dont vous vous êtes nourris ensemble pendant ce temps-là.
Le barbelé qui ceinture vos photos communes, les images de vos sorties, et vos sourires maintenant factices.
Le barbelé qui isole le sujet délicat dans les conversations avec les proches.
Le barbelé qui bloque tout geste irréfléchi : l'appeler, lui écrire, lui envoyer un livre.
Le barbelé qui couvre les regrets remués dans tous les sens : ce que tu te reproches d'avoir fait et de ne pas avoir su et pu faire, en vrac.
Le barbelé qui a gangrené les images d'un avenir fantasmé autrefois, et rétréci d'un coup : racorni, rabougri, disparaissant comme un soleil en combustion et puis glacé, à la fin des temps.
Le barbelé qui gagne cette bizarre mémoire des dates scandant votre histoire : le premier rendez-vous ; le premier baiser ; le premier champagne bu ensemble ; le premier soir au théâtre. Etc... Tu le sais, et les livres sur les deuils de
Joan Didion te l'ont confirmé : il faut dépasser le cap d'un an pour que le brouillard commence à flouer les souvenirs et que tu arrives à ne plus minuter le présent d'après les aiguilles rouillées du passé.
Le barbelé que tu imagines resserrer, étouffer, crucifier le songe d'une nuit passée, quand tu avais l'impression qu'il allait se coller à toi, te frôler la peau et te laisser te rendormir dans le bonheur.
Le barbelé qui te heurte et auquel tu t'accroches : te faisant saigner en espérant voir la croûte, le début de la cicatrisation.
Le barbelé qui doit sangler la mémoire à but de survie.
Le barbelé qui entoure le barbelé.
Le barbelé : tout ce qui reste.
Le barbelé.
On peut mourir d'amour. Étranglé par ses propres barbelés.
Surtout quand on s'appelle Emma.
Mais au XXIème siècle, quand on s'appelle Emma et que l'on aime la littérature, on démontre qu'on a bien appris la leçon de
Borges : on avale sa morve et l'on en fait un diamant. Tout finit dans un livre.
Le prouve le deuxième roman signé par
Emmanuelle Richard, "
Pour la peau", bouleversant dans sa simplicité viscérale.
Le seul procédé qui l'organise est le besoin de "sauver des images", comme la narratrice le dit, et de se sauver tout court d'un chagrin d'amour.
Au lieu du barbelé,
Emmanuelle Richard nous offre les grains d'un rosaire condensant des souvenirs, à travers des gestes de dévotion, de piété et de grâce :
la dévotion érotique réveillée subitement chez une jeune femme fière et lucide, découvrant la béatitude de se dévêtir de ses propres limites, une par une ;
la piété sensuelle embrassant tous les détails retenus de l'autre, de la pâleur grisâtre de son teint jusqu'à une croûte au coude suivant à une chute ;
la grâce accordée à soi et à l'homme aimé en le ranimant à l'aide des mots et des images : encenser le passé éclairé par la douleur du présent, c'est exclure tout oubli possible.
Nulle défense. Juste l'exposition aveuglante, en pleine lumière, de toute la vulnérabilité qui accompagne cette "chute" dans l'amour.
Un livre superbe, à calligraphie épurée et à subjectivité organique, à rouvrir de temps en temps : non pas pour "guérir", mais pour accepter comme consubstantielle une blessure qui ne fera jamais croûte.
Car profondément inscrite en toi : "si tu savais tout ce que j'aurais donné - vingt ans de ma vie pour six mois avec toi - n'importe quoi pour espérer être avec toi, que tu me prennes dans ta vie et que tu me gardes".