Empruntant à
Simenon cette expression, « mon odeur d'écurie », pour évoquer l'atmosphère si particulière des salles d'Assises, ce petit monde judiciaire dans lequel elle navigue comme un poisson dans l'eau, Maître Alice Keridreux, l'avocate-narratrice de
la Petite menteuse (L'Iconoclaste, août 2022) – pourquoi faut-il que ce titre rappelle inévitablement celui du magnifique film de
Claude Miller, La Petite voleuse , au risque, pour le lecteur, de superposer au visage de l'adolescente Lisa celui de
Charlotte Gainsbourg ? Mais cela ne nuit pas, évidemment, à la compréhension de l'intrigue ! - témoigne indirectement de l'excellente connaissance de cet univers dont dispose l'auteure du livre. Chargée de la chronique judiciaire au Monde depuis une vingtaine d'années,
Pascale Robert-Diard se sert effectivement avec grande habileté de cette expérience directe du terrain pour brosser le décor du tribunal, mais aussi décrire les différents acteurs de ce théâtre, leurs rituels, leurs artifices, les codes qui régissent leurs relations et, peut-être, influencent parfois, quand il s'agit des jurés, leurs décisions… Sans jamais alourdir son propos, ce savoir de la chose judiciaire lui permet également d'évoquer le travail d'orfèvrerie du métier d'avocat, lorsqu'il est, comme dans le cas de la narratrice, mené avec un vrai respect pour sa cliente, une passion pour la vérité des faits et une rare conscience professionnelle, aussi bien dans la phase patiente de constitution du dossier que dans la construction ciselée d'une plaidoirie où chaque mot compte, chaque argument pèse. Et cette dimension documentaire, parce qu'elle s'inscrit avec finesse dans l'intrigue, transformant le récit en vrai roman d'atmosphère – un peu, oui, à la manière du grand
Simenon ! – contribue, bien sûr, à la force de ce texte.
L'essentiel, pourtant, ce qui emporte assurément l'adhésion du lecteur, est ailleurs. Lorsqu'Alice Keridreux, revenant du tribunal après l'échec de sa défense dans une affaire, reçoit la jeune Lisa Charvet dans son cabinet, elle ne sait pas à quoi s'attendre. Et elle n'en saura pas beaucoup plus, nous non plus, avant longtemps, sinon que la jeune femme l'a choisie, elle, pour la représenter dans un procès d'appel, en remplacement de son premier avocat, parce qu'elle veut, dit-elle, être accompagnée par une femme. Elle a, sept mois plus tôt, fait condamner Lange Marco qu'elle avait accusé de l'avoir violée, adolescente d'une quinzaine d'années, six ans auparavant. L'homme, un peintre plâtrier qui avait travaillé chez ses parents, n'a cessé de clamer son innocence, tout au long de l'instruction et du procès, avant de faire ensuite appel. D'abord réticente, mais très vite intriguée, parce qu'elle comprend qu'il s'agit d'un vrai appel au secours, l'avocate accepte l'affaire, reprend le dossier de son confrère, rencontre l'avocat de l'accusé, les parents de la jeune femme, et découvre déjà que l'accusation manque de preuves, que le coupable condamné a surtout été victime de quelques taches sur son casier judiciaire, de son isolement social et d'une mauvaise image. Elle chasse ses doutes, s'apprête à reprendre la démarche de défense de son prédécesseur, mais lorsque, à l'occasion d'un nouveau rendez-vous, Lisa revient dans son cabinet avec une autre histoire, c'est toute sa confiance dans l'univers de la justice et sa propre perception de la vérité des faits qui s'en trouve ébranlée…
le roman de
Pascale Robert-Diard est riche de questions sur notre société et sa justice, mais aussi le monde du collège et de l'adolescence. Il montre comment Lisa, parce qu'elle a de « gros seins » plus tôt que ses copines, peut devenir le jouet sexuel d'une petite bande de caïds, avec le risque et l'effroyable crainte de voir son corps exposé sur les réseaux sociaux. Comment la même jeune fille peut souffrir également de la préférence accordée par sa mère à son aînée, comment la solitude et la souffrance à cet âge-là construisent un piège d'angoisse insupportable, conduisant au pire, au plus terrible des mensonges. Comment une violence imaginée peut en cacher une autre, bien réelle. Comment, en dépit parfois de la bonne volonté de ceux qui l'entourent, les deux profs, par exemple, pleins de bienveillance à son égard, la société fabrique, parfois, aveuglée par des préjugés (ceux d'une psychologie de bazar, mais aussi ceux d'une justice de classes, dure aux pauvres depuis toujours), un coupable facile… Et puis, la difficulté à faire entendre, en pleine période #Metoo de légitime libération de la parole des femmes, une « vérité » qui semble contredire le discours ambiant ! Dans une prose précise et sans fard, un récit sans un mot de trop,
Pascale Robert-Diard, après nous avoir déjà offert l'an dernier la plus émouvante des versions de l'affaire Russier dans Comprenne qui pourra (L'Iconoclaste), stimule de la meilleure manière notre réflexion sur la relativité de la « vérité » dans les prétoires… et on espère ainsi la suivre encore longtemps, comme la plus chevronnée des guides, dans les couloirs, souvent labyrinthiques, des tribunaux !