C'est un peu ça que je ne veux pas faire : ranger mes rêves au fond d'un tiroir-caisse, et rendre la monnaie sur tous mes faux espoirs.
Le seul sens que je trouve à ma vie, c'est un sens giratoire. (p54)
Si un jour je trouve ma voie, ce sera sûrement une impasse.
La vie m'apprend de force, et c'est tant mieux.
Quand il parle, c'est comme s'il devait aller chercher ses mots très profond dans la terre, les arracher un à un à la glaise, les mouiller de salive pour les faire briller.
A quoi ça sert d'aimer, quand c'est pas réciproque, sinon à se pourrir la vie ?
Faites pas chier avec la bière! c'est que de l'orge et du houblon, ça fait pas de mal, les céréales! La vie est courte?!(...) Quand ele finira on nous mettra où ça? Hein? En bière justement! Ben moi au moins je m'accoutume!
J'aime bien les gens qui ont des manies, des gestes insignifiants qui en disent long sur eux. Ça ouvre des lucarnes, un peu, dans leur toiture.
Putain, les dents de lait ! Rien que d'y repenser j'en ai eu des frissons !
Chez moi, quand j'étais petit, on nous les arrachait à la ficelle. S'il y a un truc de taré, c'est celui-là, je vous jure ! Ma mère accrochait la dent qui branlait à un fil, le fil à la poignée d'une porte. Une saloperie de fil chinois, celui qui résiste tellement bien aux tractions que tu peux toujours essayer de le casser entre tes mains : t'as beau forcer comme un âne, tu t'entailles la peu des doigts jusqu'à la pulpe et puis c'est tout.
Le future édenté se mettait d'un côté du battant, tout tremblant, et mon père de l'autre.
Après, il y avait un rituel à la con. Il fallait toquer à la porte.
Le bourreau répondait :
- Qui est là ?
Comme s'il ne le savait pas, l'enfoiré !
Et l'agneau du méchoui - mon frère, ma sœur ou moi, selon - répondait d'une voix constipée :
- C'est moi !
- À qui voulez-vous parler ?
On voulait plus parler à personne, on voulait seulement enlever la ficelle, se barrer en courant, et garder cette putain de dent de lait pour toujours dans sa bouche, tant pis si elle battait de l'aile.
Mais le bourreau insistait :
- À qui voulez-vous parlez ? avec une sale voix sirupeuse.
Alors, tout en faisant la goutte dans le slip, tellement on crevait de trouille, on bêlait :
- Je voudrais parler à la petite souris...
(Enfin, ça donnait plutôt "ze vou'rais 'arler à la 'etite chouris" à cause de la ficelle qui tenait notre dent au collet, plus serrée qu'une main d'étrangleur sur le cou frêle de sa victime.)
Et là, vlan !Mon père tirait la porte à lui d'un coup sec, en gueulant :
- Elle est iciii !
(...)
La souris n'avait plus qu'à passer.
La nuit suivante, on l'attendait, à trois, bien décidés à lui faire sa fête.
Mon frère foutait une tapette à l'entrée de la chambre, ma sœur faisait le guet sur le lit du dessus, un gros bouquin bien lourd à portée de main, moi je mettais du râpé dans une boîte d'allumettes toute badigeonnée de colle en dedans, que je laissais grande ouverte, à côté de la dent placée sous l'oreiller. Comme ça, quand elle viendrait, cette salope de souris, si elle ne se faisait pas niquer par le piège ou écraser comme une merde sous le bouquin lâché par ma sœur, alléchée comme le renard, elle s'y collerait les pattes, et je la ferais prisonnière, le temps d'aller la jeter au canal.
Il est comme les orchidées, il vit dans une serre, il ne ressemble à rien de connu. On peut éventuellement l'aimer, si on aime ce qui est bizarre.