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Critique de batlamb


La première partie de cet essai reprend des concepts déjà abordés dans Le réel et son double (notamment les mécanismes de l'illusion, de la négation du réel) tout en leur conférant un angle nouveau : Rosset postule que la question du sens à donner au réel n'a pas de sens du point de vue du réel, dans la mesure où ce dernier se manifeste toujours (potentiellement) de n'importe quelle façon mais aussi (dans les faits) d'une façon précise. En deux mots : « somehow, anyhow ». Rosset emprunte l'expression à Malcom Lowry. Tel le héros ivre mort de Lowry, le réel ne sait pas où il va mais il y va. Cette ambivalence concilie habilement déterminisme et indéterminisme à l'ère de l'incertitude d'Heisenberg. Rosset met donc un peu d'eau dans son vin par rapport à ses descriptions précédentes d'un réel unique et inéluctable, « idiot » au sens étymologique grec… mais sans les renier, au fond.

Ainsi le réel n'a-t-il pas de sens, mais sans être vide ou absurde pour autant. Il n'a tout simplement pas de chemin, pas d'autre finalité que lui-même. Il est « insignifiant », nous martèle Rosset. Et via ces coups de marteau, il s'attaque aux « faux sens » que l'on donne au réel, tels des panneaux indicateurs placés au milieu de nulle part. Rosset déconstruit ainsi la déconstruction derridienne et ses ancêtres le lacanisme, l'hégélianisme, le kantisme, etc, tous ces systèmes unis par le pressentiment d'un sens de l'Histoire, d'un grand Autre fondé sur le signifiant, etc. Des systèmes utilisés fallacieusement pour travestir et/ou déprécier l'ici et maintenant insignifiant, c'est-à-dire le réel. Rosset compare avec humour les philosophies susmentionnées à celle de Poe qui, dans Eurêka, annonce avoir trouvé le sens de l'univers… trouvaille finalement limitée à cette seule annonce. La recherche de sens, à l'instar de ce titre de Poe, n'est-elle jamais qu'une question d'effets d'annonce performatifs ? (ce point anticipe la seconde partie de l'essai).

En conclusion de cette première partie, Rosset lie la question du sens à la peur de la mort. À une telle crainte, il oppose l'allégresse. L'allégresse serait le fait d'embrasser tout le sens (que l'on retire du réel) comme une émanation nécessaire de ce qui défera ce sens. Cette fusion heureuse entre l'idée de la vie et l'idée de la mort permet de nous en réjouir ici et maintenant, en une forme de gai savoir que l'on peut là encore rapprocher de l'ivresse.

La seconde partie est consacrée à la façon dont le langage tend à escamoter le réel, notamment via la grandiloquence. Chez Rosset la grandiloquence n'est pas nécessairement une langue emphatique et boursoufflée. le terme rassemble tout type de langage dont la fonction est « d'exorciser » le réel. Il peut ainsi s'agir de discours simples et concis. Exemples typiques : les slogans et les titres des journaux (Rosset cite les journaux royalistes qui niaient l'avancée de Napoléon sur Paris lors des Cents jours).

La grandiloquence entretient une proximité étroite avec le narcissisme, défini comme une représentation de soi (et à travers soi, du réel), que l'on estime être dotée d'une grande valeur... par le simple fait d'être une représentation. Rosset compare ainsi le narcissisme aux verbes performatifs, et on en revient à Eurêka.
Pour Rosset, le texte par excellence qui fait converger les langages grandiloquent et narcissique, c'est le début des Confessions de Rousseau : cette « entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateur » se complaît dans sa propre représentation tout en escamotant la part « insignifiante » du réel, la trivialité de l'existence humaine (la grandiloquence de Rosset me semble ainsi très proche du kitsch de Kundera).

Il s'attarde également sur le cas particulier du marquis De Sade, dont la langue possède des traits communs avec celle de Rousseau (proximité culturelle et temporelle oblige) mais, par son irréalité aberrante, bascule encore plus franchement dans une forme de comique puéril, exemplifiée lors du passage de la philosophie dans le boudoir où l'héroïne horrifie sa mère en lui montrant ses fesses. Angela Carter avait également noté que la langue si outrancière De Sade renvoyait à l'enfance et à ses « fantaisies de suprématie ». Grandiloquence et narcissisme sont donc un totalitarisme comique de la langue à l'égard du réel que celle-ci prétend représenter alors même qu'elle s'oppose à lui, comme cela est flagrant chez Tartuffe.

Dommage d'ailleurs que Rosset n'insiste pas plus sur la polysémie du terme représentation, qui aurait pu lui permettre de prolonger cette réflexion sur le potentiel théâtral de la grandiloquence et du narcissisme, en se tournant par exemple vers Ionesco. La pièce Les chaises constituerait ainsi un paroxysme du type de langage décrit (et décrié) par Rosset. le discours des vieux dans cette pièce a pour but d'effacer méthodiquement un réel insupportable, fait de vacuité et de mort. La représentation narcissique d'invités imaginaires et prestigieux au possible, incarnée par les chaises, cherche à occuper tout l'espace-temps de la pièce, et ce n'est d'ailleurs pas pour rien si l'opération doit s'achever par un message « universel ». Avec ce message, la grandiloquence vise bel et bien à englober l'ensemble du réel connu, sans lui laisser de manifestation possible au sein de la manifestation envahissante, étouffante, de ces chaises et de ces mots qui recouvrent tout, jusqu'aux corps des vieux dans certaines mise en scène particulièrement pertinentes.

Toutefois, pour Rosset, cet aveuglement n'est pas seulement le lot de ceux qui s'efforcent de fuir le réel. C'est aussi celui de ceux qui s'évertuent à le chercher. le langage et la conscience seraient-ils intrinsèquement grandiloquents, tels des agents de police répétant « circulez, il n'y a rien à voir » ? La connaissance du réel ne passe en tout cas jamais mieux que par une forme détournée, entre chien et loup, à la lisière de l'effacement. C'est via ce funambulisme que l'on peut se rapprocher du réel. Parfois dans des chocs « paniques » où le réel se confond avec une représentation « inconnaissable et que l'on reconnaît pourtant ». Rosset se réfère aux inquiétants appels de phare du camion fou dans le film Duel de Spielberg. Je pense de mon côté au géant blanc des Aventures d'Arthur Gordon Pym, figure sans signification mais dans le surgissement de laquelle on reconnaît un signal qui nous alarme.

Notons néanmoins que le plus souvent, on prend conscience du réel sur un mode bien plus distancé, des révélations tardives, assez semblables aux madeleines, sonates et pavés du narrateur proustien. Mais Rosset reproche à ce dernier de confondre avec le passé ce qui en fait n'est que l'avènement du réel dans le présent : les sentiments décrits lors des réminiscences du narrateur n'adviennent (enfin) à sa conscience qu'ici et maintenant. Éprouver le fantasme de les avoir éprouvés tels que maintenant dans le passé, c'est continuer à fuir le réel. En opposant à Proust la jubilation musicale du réel advenu au présent (tel le dieu Pan sifflotant sur sa flûte… panique), Rosset ouvre la voie à une critique de la nostalgie et de la mélancolie, susceptible de heurter bien des fétichismes.
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