Citations sur La Rébellion (10)
"Un invalide qui a une bonne place et une bonne pension est loin d'être un mauvais parti, surtout après une guerre, quand les hommes sont denrée rare."
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Andreas lança un regard désespéré vers le ciel ; il voulait échapper à la démence de ce monde. Car le ciel est cette immense étendue d'un bleu clair et immortel - sa couleur est pure comme la sagesse de Dieu - où croisent les grands vaisseaux éternels des nuages. Mais, aujourd'hui, des lambeaux de nuages s'assemblaient en visages déformés et ravagés, des grimaces flottaient dan ile ciel : Dieu faisait des grimaces.
La vie était autre qu'il ne la voyait alors. Une femme qui l'aimait le trahissait dans l'adversité. S'il avait vraiment su qui elle était, rien de tout cela ne serait arrivé. Mais que savait-il d'elle, hormis les hanches, les seins, sa chair, son large visage et les effluves fétides de son haleine ?
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Il lui paraissait plus commode de prendre pour époux un homme issu des sphères inférieures de la société, plutôt que d'être prise par quelqu'un d'une classe supérieure à la sienne, car cela l'eût obligée à faire preuve de gratitude, ce qui eût sapé à la base toute son autorité. Dans un ménage, c'est avant tout l'autorité de la femme qui compte.
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Je ne savais pas que vous pouviez avoir faim. J'ignorais ce qu'était la douleur, pourtant j'ai fait la guerre, j'y ai perdu une jambe qui s'est détachée de moi sans que je m'en aperçoive. Je n'étais peut-être pas un être humain. Ou alors mon cœur était endormi. Car cela peut arriver. Le cœur dort d'un long sommeil, il fait toujours tic-tac mais il est comme mort. Ma pauvre tête n'avait pas de pensées à elle. Car la nature ne m'a pas accordé une intelligence très vive et ma faible raison a été trompée par mes parents, par l'école, par mes maîtres, par mon capitaine, par mon lieutenant, et par les journaux qu'on me donnait à lire. Mes petits oiseaux, ne soyez pas fâchés ! J'obéissais aux lois de mon pays, parce que je croyais qu'une raison plus grande, plus forte que la mienne les avait conçues et qu'une justice supérieure était chargée de les exécuter au nom du Seigneur qui créa le monde. Ah ! Dire qu'il m'aura fallu vivre plus de quarante ans avant de m'apercevoir que dehors, au grand jour, j'étais aveugle.
Dieu peut-il encore être Dieu s'il se trompe ?
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[...]nous sommes destinés à provoquer le scandale, à trébucher dans les taillis épais et proliférants des lois arbitraires. Les autorités, telles des araignées, sont tapies et nous épient dans la toile aux mailles serrées des décrets et des ordonnances et, un jour ou l'autre, ce n'est qu'une question de temps, nous tomberons dans leur filet.
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Andreas avait beaucoup à faire. Il fallait qu'il ordonne ces images. Timidement, comme un enfant escalade les barreaux d'une échelle, Andreas, le nouveau-né, grimpait un à un les degrés de ses souvenirs. Il lui semblait qu'il devrait grimper longtemps encore avant de parvenir à lui-même. Il découvrait qui il était. Il fermait les yeux et savourait son bonheur. Et, quand il les rouvrait, il avait mis à jour un nouveau fragment, une nouvelle relation, un nouveau son, une nouvelle journée, une nouvelle image. Il lui semblait qu'il commençait à apprendre et que des secrets se révélaient à lui. Ainsi donc, il avait vécu dans l'aveuglement pendant quarante-cinq ans, sans se connaître et sans connaître le monde.
La vie était autre qu'il ne la voyait alors. Une femme qui l'aimait le trahissait dans l'adversité. S'il avait vraiment su qui elle était, rien de tout cela ne serait arrivé. Mais que savait-il d'elle, hormis les hanches, les seins, sa chair, son large visage et les effluves fétides de son haleine ? En quoi avait-il cru ? En Dieu, à la Justice, au Gouvernement. Il a perdu une jambe à la guerre. Il a reçu une décoration. Ils ne lui ont même pas procuré une prothèse. Il a porté fièrement sa médaille pendant des années. Sa licence qui l'autorisait à tourner la manivelle d'un orgue de Barbarie lui avait semblé être la récompense suprême. Mais un jour le monde s'était révélé bien plus compliqué qu'il n'avait pu le croire dans sa pieuse candeur. Le Gouvernement était injuste. Il ne se contentait pas de poursuivre les criminels, les pick-pockets, les païens. Manifestement il lui arrivait de décorer des criminels, puisqu'il jetait en prison des gens comme Andreas, Andreas le pieux, lui qui le vénérait. Et pour Dieu c'était la même chose : il se trompait. Dieu peut-il encore être Dieu s'il se trompe ?
Longtemps, j'ai sommeillé dans une pieuse humilité, mais maintenant je m'éveille à la rébellion, au défi, et je brandis l'étendard rouge. Toi, Dieu, je Te renierais, si j'étais encore en vie, et si je ne me trouvais pas devant Toi, je nierais Ton existence, Dieu ! Mais puisque je Te vois avec mes yeux et que je T'entends avec mes oreilles, je me dois de faire bien plus que Te renier : il faut que je T'insulte !
Alors le juge leva la main et sa voix retentit :
- Veux-tu être gardien de musée, surveillant d'un beau parc tout vert, ou veux-tu tenir un petit débit de tabac à un carrefour ?
- Je veux aller en enfer ! répondit Andreas.
Alors, tout à coup, Muli, le petit âne, fut aux côtés d'Andreas, il tirait l'orgue de Barbarie d'où s'échappaient des sons alors que personne ne faisait tourner la manivelle. Ignatz, le perroquet, était perché sur l'épaule d'Andreas.