Un rêve
Le balancier de l'horloge en hiver
compte les pas de mon sommeil
Il fait nuit dans la maison
Il est midi juin dans mon rêve
L'enfant qui grimpe au cerisier
entend à travers le feuillage
le souffle du vieil homme qu'il sera
et le tricot du balancier
Dans le noir de l'oreiller
le dormeur soixante ans plus tard
entend l'enfant qui froisse les branches
et les cerises tomber sur l'herbe
le Haut Bout
25 août 1982
Dans l'intervalle de silence du vent
les paroles pressées de l'eau qui dévale
sa fraîcheur le long du sentier de montagne
c'est toi fraîcheur pensive de ma vie
L'été brûlant Le soleil feu perpendiculaire
à l'herbe
À bouche fermée le bourdonnement grégorien
des abeilles célébrant l'office quotidien du miel
c'est toi
Nous deux quelquefois un
Nous deux
Quelquefois un
Les deux doigts de la flamme
Deux c’est ton ombre et moi
Un c’est le rire ensemble
Ma transparente et mon ombreuse
voix lisse et nue A marée basse
une frange d’eau qui chuchote
Nous deux
quelquefois un
Les deux pieds nus du vent
Deux L’eau Le bruit de l’eau
Rêver Se taire ensemble
Le ciel mangé de jour
Qui n’a qu’un seul regard
Quelquefois un Nous deux
Dormante, Clair comme le jour
Toi ma dormeuse mon ombreuse ma rêveuse
ma gisante aux pieds nus sur le sable mouillé
toi ma songeuse mon heureuse ma nageuse
ma lointaine aux yeux clos mon sommeillant œillet
distraite comme nuage et fraîche comme pluie
trompeuse comme l'eau légère comme vent
toi ma berceuse mon souci mon jour ma nuit
toi que j'attends toi qui te perds et me surprends
la vague en chuchotant glisse dans ton sommeil
te flaire et vient lécher tes jambes étonnées
ton corps abandonné respire le soleil
couleur de tes cheveux ruisselants et dénoués
Mon oublieuse ma paresseuse ma dormeuse
toi qui me trompes avec le vent avec la mer
avec le sable et le matin ma capricieuse
ma brûlante aux bras frais mon étoile légère
je t'attends je t'attends je guette ton retour
et le premier regard où je vois émerger
Eurydice aux pieds nus à la clarté du jour
dans cette enfant qui dort sur la plage allongée.
L'été d'octobre qui n'en finit pas
Si clair son bleu que presque blanc
le pouls du ciel bat lentement
Le soleil joue avec un nuage
Au frais de l'ombre bleu - de - nuit
le dormeur à midi dans l'herbe
coule au fond sans fin de l'été
Il n'y aura plus jamais d'hiver ?
le Haut - Bout
dimanche 12 octobre 1986
OUBLIER
À force d'oubli de patience et d'absence
en n'écoutant plus rien de ce qui vient du dehors
je me suis fait caillou galet herbe des bords
et la cascade amie riait dans mes pensées
L'eau fraîche murmurait dans ma nuit légère
Elle élevait la voix sur mes passages à gué
chantonnait en tournant dans les creux de ma rive
suscitait un juillet brûlant des moucherons une truite
La nuit dans ma main buvait l'oubli - chagrin.
Paris
lundi 16 septembre 1985
Conversation avec un orignal
Le sentier qui conduisait au lac
dans l’odeur de résine chauffée par le soleil
et la marche élastique sur les aiguilles de pin
(Le Canada ressemble au Canada
J’allai pêcher à la mouche artificielle
des truites vives dans le canoë qui sentait le vernis)
Se trouver nez à nez avec un orignal
drôle d’animal énormément grand
(comme si sur un corps de cheval
on avait greffé une tête de cerf
et vissé par-dessus les bois d’un renne)
Il me regarde avec une précaution étonnée
Absolument sans crainte Mais sans mode d’emploi
Il n’y a nulle part de règle de conduite
pour un orignal canadien rencontrant Claude Roy
Je ne bouge strictement pas j’essaie d’émettre
des pensées calmes et polies L’orignal
est extrêmement bienveillant mais perplexe
Je le nomme en silence : « Mon ami » ou « Monsieur l’Orignal »
Il est sensible à ces attentions Il me regarde
très longtemps (je dirais deux ou trois minutes)
puis se retourne et s’éloigne au pas
Je le remercie sans mots de sa confiance
S’il n’est pas mort il doit être très vieux maintenant
Se souvient-il quelquefois vaguement
de sa conversation avec un homme blond
l’orignal qui me dévisageait près du lac en été ?
Paris
jeudi 14 avril 1983
(...)
flotter au fil du temps jusqu'à perdre de vue le temps
(...)
Ce qui maintient heureux malgré tout
sur le grand fond de Brumetristesse
c'est peu de chose c'est toute chose
une libellule bleue qui dérive sur la route
les branches du prunier agitées par le vent
la chatte noire qui rentre à trois heures du matin
et vient me flairer le nez parce que c'est l'heure
où elle m'aime deux tourterelles au petit jour
qui jouent de leur rouet doux dans la ramée
une fleur de seringa et son parfum charmant
un tout mince lézard vert qui se faufile
sur le mur gris frotté de soleil
comme un croûton de pain frotté d'ail
Et toi petit soleil de mon système
solaire mon attentive ma douceur
ma très forte ma très fragile ma tendresse
ma relation ma relative toi l'absolu intermittent
dans le relatif familier de l'instant qui parfois échappe
au temps toi que je nomme ma vie vivante
Le Haut Bout
19 juin 1983
LETTRE A LOLEH SUR LES CLOCHES ET SUR LE RIRE
Dans les après-midi très chaudes des très longs été
calme campagne du dimanche repos qui croisait les mains
il y avait constamment au lointain
des rumeurs de cloches et de bourdons des caracoles de carillons
(...)
Ma vie avec toi est pareille à ces campagnes ailées de cloches
à pleines volées Ensemble nous avons traversé de grands silences de
neige sur la plaine et les bourrasques de l'automne
et les longues pluies froides des printemps acides et
les soirs d'hiver aux joues mouillées (est-ce de pluie ou de mélancolie ?)
Mais quand je me retourne et reviens sur mes pas
(...)
quand je remonte avec toi
les chemins où nous nous sommes donné la main
soudain c'est l'été en gloire plein de grillons et de moucherons
et de peupliers perpendiculaires qui bruissent doucement
Et comme les cloches dans le ciel très bleu où glissent
de gros cumulus blancs rebondis comme les cloches qui
jouent à saute-mouton avec les échos et la canicule
j'entends nos rires qui se croisent et se font des niches
Nous aurons beaucoup ri nous deux ensemble
ri sans autre raison qu'avoir raison de rire
Légères cloches rieuses des dimanches de la vie
étincelles de sagesse savoir modeste qui va pieds nus
entre musique et carillon entre tendresse et
dérision entre pitié et ironie
(Le Haut-Bout - vendredi 15 avril 1983)