Un homme part en cavale. Une cavale désespérée et irréfléchie, provoquée par un trop plein d'injustice, de souffrance, d'impuissance.
C'est en même temps un affranchissement, celui d'une servitude à de faux espoirs, à des promesses jamais tenues.
C'est, enfin, un non à un système où il ne trouve plus sa place.
Jacques Bonhomme est paysan. Animé du seul attachement à la terre et aux bêtes, il a été dévasté par une succession d'injonctions administratives ayant conduit à un engrenage aux conséquences dramatiques.
Il a refusé de rentrer dans le moule, d'accepter le diktat et les aberrations d'une agriculture soumises à la loi des industriels imposant la monoculture, la dépendance aux engrais chimiques et toujours plus de productivité.
Il a géré sa ferme et ses vaches avec son bon sens, son savoir, et des objectifs modestes, sans engraisser la grande distribution.
Il a vu autour de lui preuves d'une hécatombe devenue insupportable : son ami Arnaud devenu invalide suite à un suicide raté ou le camarade Paulo, qui lui a réussi son coup, en se noyant dans une cuve à lisier.
Il a subi les lourdeurs administratives, l'obsession d'une traçabilité pas toujours pertinente (la viande vendue au supermarché du coin vient de pays lointains), l'effet pervers des normes qui obligent à des investissements et donc à des emprunts qu'on ne peut rembourser qu'en produisant davantage, et donc de répondre à de nouvelles normes toujours plus contraignantes et plus coûteuses.
Pris entre les exigences du système et la stigmatisation dont le monde rural, parce que polluant, fait l'objet, il a fini par avoir la conviction d'être devenu un mauvais paysan. Et c'était sans doute aussi l'avis de l'administration, qui l'a pris en faute, condamné à une amende puis à la prison avec sursis. Ça a été la bascule. le sentiment de honte et de dépossession, l'impossibilité de tenir financièrement… puis un contrôle qui a mal tourné, et Jacques a pris la tangente.
Un coup de tête, se dit-il d'abord, le temps de soigner ses blessures et de tempérer sa colère avant de retourner calmement au front de la bataille (il est porte-parole de la Confédération paysanne). Réfugié dans une forêt qu'il connaît par coeur, et où il sait que les gendarmes ne pourront le retrouver, il redécouvre, de manière aussi éblouie qu'abrupte, presque hallucinée, une nature dans laquelle il s'immerge avec une avidité organique. Il se pénètre des odeurs, des sons, s'enfonce, trébuche, a l'impression de coïncider avec ce qui l'entoure. La faim et le froid bientôt l'affaiblissent, le plongent dans de vagues délires.
Cette proximité retrouvée avec la terre, tantôt union, tantôt confrontation, est évoquée avec autant de minutie que de lyrisme, les sensations décortiquées, et l'imagination qu'elles font naître exhaussée.
S'y insère, du point de vue de Jacques, mais aussi de celui d'autres interlocuteurs qui prennent la parole (certains de ses proches mais pas que), la dénonciation du contexte à l'origine de la détresse paysanne, qui formellement n'échappe pas à un certain didactisme, l'alternance entre expression intime et diatribe antisystème en devenant parfois bancale.
Pour autant, "
Pleine terre" est un texte qui souvent prend aux tripes, et qui a le mérite de rendre audible la voix de ceux que l'on entend rarement. Et de savoir que
Corinne Royer s'est inspirée de la véritable histoire de Jérôme Laronze, abattu en 2017 par des gendarmes après trois ans d'harcèlement administratif et neuf jours de cavale, rend la lecture d'autant plus atterrante.
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