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Critique de lanard


Maudire est un verbe performatif qui signifie faire le mal par la parole. de nos jours, on ne croit plus pouvoir invoquer des forces surnaturelles, on peut, par la parole, faire du mal à une personne en la diffamant par exemple ; bien des malédictions passent de nos jours par les réseaux sociaux ou la presse. Mais il est peut-être une autre façon de maudire, une façon qui consisterait à mal dire, dire avec des mots inadéquats, dans les termes d'un sophisme que les conventions nées de l'habitude de mal penser ont rendues invisibles. Or il y a quelque chose de maudit dans la postérité du marquis de Sade. Pas vraiment dans le sens où l'entendait Verlaine pour ses poètes maudits car il y a quelque chose de victimaire dans leur malédiction qui est étranger à l'aura de Sade.

Si Sade est pris dans une malédiction, ce n'est pas seulement du fait de sa réputation sulfureuse. C'est peut-être aussi du fait, qu'en son temps quelque chose était « mal dit » dans le domaine de la morale. Et si Sade est encore lu de nos jours, c'est que peut-être nous n'en avons pas encore fini avec ce mal dit. C'est dans ce sens qu'en matière de morale, nous sommes tous maudits et cette malédiction a beaucoup à voir (j'en fait l'hypothèse) avec un mauvais usage du verbe être. Ainsi nous nous débattons encore aujourd'hui avec des problèmes identitaires et les rapports de nos sociétés avec leurs minorités sont empoisonnées par ce que l'on appelle l'essentialisme, c'est-à-dire, le fait d'être réduit à une étiquette dans le regard social à une essence. Par exemple, comment quand on est musulman se départir de l'image de terroriste potentiel que le discours médiatique véhicule.
Si l'on n'y prend pas garde, ce verbe « être » forme une prison pour l'esprit. Si l'on n'y prend garde ce verbe nous enferme dans un regard social parfois capable d'oppression. Dans une morale élémentaire, le verbe être vous enferme dans la vertu ou le vice ; être vertueux ou être vicieux telle est la question.

On sait que Sade séjourna souvent dans des prisons d'État (la Bastille), ce fut sa malédiction sociale et politique. Mais Sade s'est aussi débattu dans une prison de langage. Les traces de cette lutte enragée, nous les trouvons dans son oeuvre. Sade, vivait en un temps où la Raison prenait une majuscule et cette Raison détrônait l'Esprit Saint dans les objets de dévotion des gens instruits. L'athéisme révolutionnaire allait plus tard s'accommoder d'un être suprême mais l'on adorait surtout les systèmes. L'élite cultivée de ce temps là regardait le monde d'une façon nouvelle et ce regard neuf, on l'appela Lumières. Ces lumières sont ce qu'on n'appelle pas encore les sciences : la philosophie naturelle découvre que le monde est fait de principes. Les Principes mathématiques de la Philosophie naturelle en étaient le modèle. Dans ces Principia Mathematica Philsophiae Naturalis, Isaac Newton dévoilait à la société lettrée un univers conçu comme une horloge. Avec tous les encouragements de son amant Voltaire, la Marquise du Châtelet, qui était aussi mathématicienne, les traduisit en français.

Je ne peux pas lire les outrances de Sade sans cet éclairage idéologique : son ignoble postérité m'aurait simplement dissuadé de le lire si de nos jours on n'avais pu lire cette oeuvre sans comprendre que le sadisme, comme le roman gothique anglais (Ann Radcliffe, Lewis, Walpole), constituait la face sombre des Lumières, l'ombre sans laquelle il n'est point de lumière. Une lecture trop simple de l'histoire des idées oppose les Lumières à l'obscurantisme médiéval. L'ombre sadique n'a rien médiéval, elle est consubstantielle aux lumières, elle en participe. Elle est une lumière crue projetée sur le problème du bien et du mal. Mais une lumière aveuglante qui brouille tout, éclairage faux de concepts mal foutus.

Dans cette société où l'on adorait les systèmes Sade romancier, enferma ses personnages de le vice ou la vertu. Juliette et Justine sont soeurs. Encore jeunes filles la banqueroute de leur père les abandonna à leur destin ; Juliette choisi le vice et Justine la vertu. C'est simple comme un conte. C'en est un justement, un conte philosophique. Sade en récrira par deux fois de nouvelles versions qui ne deviendront moins des contes que des romans. Je ne suis pas sûr de les lire un jour. Mais ce premier conte écrit en 1787 , est la première version d'un projet de flétrissement de la vertu. Il expose fort bien le noeud d'un problème philosophique que les versions suivantes (Justine ou les malheurs de la vertu, 1791 ; La nouvelle Justine, suivie des Aventures de Juliette, 1797) ne me semblent pas avoir su résoudre sinon en convulsions littéraires qui tiennent de l'exorcisme ou d'un art de la transe ; écrits pendant le paroxysme révolutionnaire, je me demande ce qu'ils ont pu garder de philosophique. Mais j'en parle ici sans les avoir lus.

Ce conte est une attaque en règle contre la morale traditionnelle qui loue la vertu et condamne le vice. La vertu, c'est quand nous défendons le bien d'autrui avant le notre. le vice est l'attitude contraire qui se satisfait soi avant tout autre voire au mépris de l'autre.
Or, Sade part du principe que le monde est corrompu dans sa totalité et que dans un tel contexte, vertu et vice se valant (d'un mal peut naître un bien, c'est dans Voltaire cité page 22) et la vertu exigeant toujours que l'on se fasse violence, alors « mieux vaut se laisser porter par le courant » et ne plus hésiter à faire violence à autrui. Sade ne cesse d'affirmer que la corruption du monde est un fait établi. Et ce terme même de corruption crée toute l'ambiguïté de son propos. Car on sent qu'il n'emploie pas tout à fait ce mot au sens aristotélicien pour le lequel corruption signifie « changement » sans qu'il y soit associé l'idée de décadence, de décrépitude et de perte. On est loin du principe bouddhiste d'impermanence de toutes choses. La corruption sadienne semble toujours contenir quelque nostalgie du bien. Comme malgré lui, sans qu'il en ait conscience Sade, en exaltant le vice, a toujours l'air de vouloir provoquer l'amour du bien. La fureur sadique me semble l'expression pathologique d'un sentiment d'impuissance à faire le bien qui cherche à se justifier en démolissant la morale traditionnelle (à défaut d'en fonder une autre par un processus d'inversions des valeurs tel que Nietzsche les décrira plus tard). Or c'est là qu'on retrouve l'idéologie des Lumières, à peine en filigrane. Sade donne aux principes immoraux de ses personnages une teinte de philosophie naturelle. Ainsi lorsqu'un personnage expose à la vertueuse Justine ses intentions matricides (pp. 65-67) il entend annuler toute portée morale au meurtre en expliquant que l'idée qu'on puisse détruire son semblable est chimérique : « le pouvoir de détruire n'est pas accordé à l'homme, il a tout au plus celui de varier des formes, mais il n'a pas celui de les anéantir » (p. 65). On croirait lire du Lavoisier ! Quand Justine lui rétorque que c'est tout de même sa mère « l'être qui l'a porté en son sein » qu'il entend assassiner l'odieux personnage lui répond « Songeait-elle à moi, cette mère, quand sa lubricité la fit concevoir le foetus dont je dérivai ? Puis-je lui devoir de la reconnaissance pour s'être occupée de son plaisir ? » (ajoutant – on croyait encore cela au temps des Lumières - que le sang de l'enfant doit tout à la semence du père et rien à la mère, simple récipient).
Ce n'est que cent plus tard, que Nietzsche proclama la mort de Dieu. du temps de Sade, ce « Gai savoir » était en gestation et le cadavre de Dieu bougeait encore (et probablement bouge t-il encore au XXIe siècle).
Quant aux cadavres et aux corps des humains, ils étaient en train de perdre toute valeur sacrée ; on oublie trop que la société des Lumières était une société esclavagiste. Les indignations ambiguës De Voltaire sont bien connues. Les Infortunes de la vertu nous donne un exemple de cette ambiguïté avec le docteur Rodin. Justine trouva dans sa maison de quoi de refaire de ses épreuves. Mais ce fut pour découvrir que l'aimable médecin s'adonnait à de sinistres expérimentations scientifiques sur le corps d'une petite fille. Révoltée Justine sauva l'enfant mais en causant sa propre perte. Vers la fin du roman, après d'autres mésaventures, Justine entend à nouveau parler du sinistre docteur Rodin ; c'est pour apprendre qu'il était devenu une sommité acclamée du monde de la médecine.
A plusieurs reprise, la morale est relativisée mais c'est toujours par la bouche des personnages ignobles. le récit de Justine est à la première personne ; elle est la principale narratrice. C'est un narrateur qui n'a pas part aux événements qui raconte l'histoire des deux soeurs. Il n'intervient que pour exposer dans les première pages ses intentions et il conclu le récit d'une manière qui très ironiquement fait semblant de sauver la morale ; quand Juliette, chargée de son passé de vices voit la pure Justine mourir foudroyée par le hasard d'un orage, « la femme mondaine et corrigée » fait repentance et se retire au couvent. Tout en reconnaissant à la vertu sa beauté (une beauté bien excitante au vicieux), le narrateur n'en annonce pas moins dès le début son inutilité ; il veut l'illustrer par ce conte.
On peut dire que la mécanique narrative de ce conte fait écho à l'image horlogère qui préside aux représentations newtoniennes de l'univers. L'action divine est remplacée par l'action de forces à l'équilibre délicat. « Il y a dans la constitution imparfaite de notre mauvais monde une somme de maux égale à celle du bien, il est essentiel pour le maintien de l'équilibre qu'il y ait autant de bons que de méchants, et que d'après cela il devient égal au plan général que tel ou tel soit bon ou méchant de préférence ; que si le malheur persécute la vertu, et que la prospérité accompagne presque toujours le vice, la chose étant égale aux vues de la nature, il vaut infiniment mieux prendre parti parmi les méchants qui prospèrent que parmi les vertueux qui périssent ? » (p. 22)

Même si l'oeuvre de Sade conserve aujourd'hui son pouvoir inquiétant, le lecteur cultivé a les moyens d'en être moins troublé. La métaphore horlogère est passée de mode, la physique moderne n'est plus aussi déterministe que celle de Newton (que l'on range sous le terme de « Classique » comme le Roi Soleil) et des docteurs en narratologie démontent les textes comme on démonte une horloge.
Nous pouvons lire Sade moins naïvement qu'aux temps de sa première réception. Il ne s'agit pas seulement de distinguer l'auteur de l'oeuvre. Un lecteur avisé sait distinguer un propos de personnage, un propos du narrateur et, s'il les connaît les opinions de l'auteur. Il sait aussi interpréter l'enchaînement des structures narrative et leur visées sur l'émotion du lecteur. En dehors de sa correspondance, les écrits de Sade qu'on lit aujourd'hui sont des romans et même La Philosophie dans le boudoir n'est pas un traité de philosophie.

Ce que l'oeuvre de Sade interroge, c'est donc moins les questions de morales que notre imaginaire de la morale. En faisant vivre par la fiction des personnages pervers qui s'affirment tels Sade se donne la possibilité de comprendre quelque chose à ses propres pulsions et aux injustices dont il a pu être témoin. La fiction Sadienne me paraît être une expérience de pensée de même nature que celles imaginées par un physicien pour comprendre le mouvement. Et la nécessité de sa démarche devait procéder de tourments intérieurs, d'une psychopathologie. Cette pathologie est certainement l'expression d'une époque et d'un contexte idéologique (celui du Siècle des Lumières et du déclin de la morale chrétienne).
La question n'est pas se savoir si Sade fut sadique. Bien sûr, fût-elle admirable, aucune oeuvre d'imagination n'excuse un comportement criminel. J'en sais peu sur la biographie de Sade. Je crois savoir seulement que l'aura de son oeuvre nous incline à lui prêter plus de mal qu'il n'en a fait mais que le peu qu'il aurait fait fut cependant très sinistre. En présentant ses oeuvres comme des expériences de pensée, je lui prête une démarche qui ne fut peut-être pas vraiment consciente comme ce fut le cas pour Einstein quand il réfléchissait sur la vitesse de la lumière. La mode néanmoins était aux conte philosophique et en cela Sade était vraiment contemporain du Voltaire de Candide.

Je crois qu'il est heureux qu'un certain relativisme moral qui voulait faire du sadisme une alternative crédible soit aujourd'hui passée de mode. Cependant les rituels sado-maso existent encore (il ne s'agit pas de les interdire, d'ailleurs à notre époque j'ai l'impression qu'ils font plutôt sourire). Mais que l'expression artistique de cette pathologie parle encore à notre époque devrait nous interroger. Car autant en son temps, les imaginations horrifiques de Sade pouvaient encore avoir quelque chose d'improbable, il semble que, par delà les rituels érotiques petits bourgeois, nous les trouvons aujourd'hui bien souvent incarnées dans le réel de nos actualités. Un réel qui est en train de dépasser l'imagination (affaire Esptein mais aussi toutes les violences des guerres modernes). Une société qui se représente comme une entreprise, où l'on gère sans sourciller des « ressources humaines », c'est-à-dire un monde où le prochain est traité en « objet » semble vouloir donner raison aux plus ignobles personnages sadiens. La malédiction que j'évoquais au début de ce texte, la malédiction du mal dire, frappe encore.
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