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Critique de Creisifiction


Juan José Saer (1937-2005) est considéré, au même titre que Jorge Luis Borges (1899-1986) ou Julio Cortázar (1914-1984), comme un des plus grands écrivains argentins du XXe siècle.
Dotée d'un style sobre, pour ce qui est de la forme, se dispensant avec une économie élégante de tout détail superflu au récit (y compris parfois noms, dates et toponymes!), à moins qu'il ne s'agisse de distiller la poésie riche de sens d'un village indien au coucher de soleil ou d'une éclipse de la lune sur l'immense fleuve Paraná, essentiellement réaliste et aux antipodes du baroque extravagant que nous offre la plupart du temps la littérature sud-américaine, dans L'ANCÊTRE, la prose de Juan José Saer semble d'autre part, à tout moment, aspirer à s'élancer dans de magistrales envolées abstraites, à pratiquer de dangereux triples-sauts au-dessus du vide cherchant à redessiner, avec une astuce et une acuité qui m'ont personnellement époustouflé, les contours de l'espace-temps auxquels nous avons pris l'habitude de nous accrocher afin de pouvoir donner consistance à notre réalité environnante, véritables prouesses langagières nous faisant entrevoir, totalement renversés par rapport à nos repères habituels, une autre dimension derrière notre perception ordinaire de la réalité, sans pour autant que la narration devienne brouillonne ou ampoulée. Ainsi, on pourrait dire que Juan José Saer se révèle-t-il un fin dé-constructeur du réel, ou tout au moins de certains de ses mirages potentiels dont nous aurions pu nous emparer dans la construction de ce que les allemands avaient les premiers appelé notre "Weltanschauung", notre «vision du monde» occidentale et européenne.
L'ANCÊTRE est inspiré du récit vrai d'une expédition espagnole au début du XVI siècle, partie à la recherche d'un passage des Indes par l'ouest, trois ans avant l'exploit de Magellan, et ayant en fin de compte échouée dans l'estuaire du Rio de la Plata, en Argentine. Débarqués en reconnaissance d'un des trois navires composant l'escadre, le capitaine et dix membres de l'équipage se font massacrer par une tribu d'autochtones, excepté le mousse, âgé de 15 ans, emmené par les Indiens en même temps que les dépouilles des victimes de cette attaque surprise afin que ces dernières puissent ensuite être dépecées, savamment assaisonnées et dévorées lors d'une orgie rituelle réunissant l'ensemble de la tribu. Investi du rôle complexe de «def-ghi», mot qui, comme du reste tous les autres vocables de cette curieuse langue parlée par les Indiens, pouvait signifier «en même temps beaucoup de choses différentes et contradictoires», et dont il mettra pratiquement toute une vie à comprendre le sens exact, notre mousse n'était pas de ce fait destiné à être consommé...Voilà pourquoi, dès les premières pages du livre nous le retrouvons au point de départ, c'est-à-dire en Espagne, soixante-ans après, en train d'écrire le récit des dix années qu'il aura vécues au sein de cette peuplade australe.
Le titre original de L'ANCÊTRE est « El Entenado », mot qui à ma connaissance n'a pas d'équivalent en français («entenado» désigne en espagnol à la fois l'enfant d'un des conjoints né avant leur union, «beau-fils» ou «belle-fille» en français, ainsi qu'un enfant adopté ou pris sous la tutelle d'un adulte). Orphelin et sans histoire, livré à son sort depuis son plus tendre âge, élevé à droite et à gauche, et notamment par les marins et les prostituées du port qu'il quittera à 15 ans à bord d'un navire partant pour une expédition hasardeuse en Amérique du Sud, en rupture de filiation, surgi d'un « néant » à l'image de ces primitifs qui de par la couleur même de leur peau lui sembleront au moment où il les verra pour la première fois, comme «directement sortis des eaux boueuses du grand fleuve», notre narrateur dont par ailleurs nous ne connaîtrons jamais le véritable nom, incarnera parfaitement, après dix années d'immersion complète, le « def-ghi », tiers par excellence et survivant pouvant témoigner de l'existence réelle de la tribu, ainsi que des lois naturelles particulières régissant leur univers. «Ce n'était pas l'inexistence éventuelle d'un autre monde qui les terrorisait mais bien celle de ce monde».
Des récits des origines de l'humanité légués par l'Antiquité, en passant par les différentes mythologies ou les textes fondateurs de religions, jusqu'aux sciences modernes, l'anthropologie ou la psychanalyse, une vaste littérature sur la genèse de la civilisation aura vu le jour et continue encore à alimenter la spéculation dans diverses disciplines scientifiques, dans le domaine de la philosophie ou encore dans la littérature. Qu'est-ce qui aurait en fin de compte permis à l'humanité de sortir d'un état primitif indifférencié, purement instinctif et apparenté au règne animal ? Si beaucoup d'hypothèses et de reconstructions plus ou moins fondées de ce moment charnière pour l'humanité ont été échafaudées, aucune ne semble à ce jour avoir réussi à trancher d'une fois pour toutes la question. Depuis que dans la nuit de temps le premier primate s'était saisi d'un os ou d'une pierre pour se servir en tant qu'outil, jusqu'à notre troisième millénaire et les rêves scélérats d'intelligence artificielle et de transhumanisme qu'il caresse, en voici encore une de ces petites interrogations «annexes», un de ces petits points «princeps» permettant de comprendre pleinement notre condition restés pourtant énigmatiquement irrésolus.. !
Dans «Totem et Tabou», publié en 1913, Freud s'était particulièrement attelé à l'origine du tabou de l'inceste et au rôle joué par le totémisme dans les sociétés primitives, s'appuyant sur les recherches de son contemporain, l'anthropologue écossais James George Frazer, auteur entre autres de «Totémisme et Exogamie», ainsi que sur les travaux de Darwin sur la «horde primitive». Dans la version freudienne de la horde primitive, les fils jaloux d'un père tout-puissant et possédant à lui seul l'accès exclusif à toutes les femmes du clan, à l'instar du mâle dominant chez les primates supérieurs, le tuent et le mangent lors d'un repas rituel. Cet évènement inaugural, suivi à la fois par le remords et par la crainte d'une impitoyable guerre fratricide à l'intérieur du clan serait à l'origine des règles correspondant aux deux tabous fondateurs de la civilisation: l'interdiction de tuer les membres du clan, et l'interdiction des relations sexuelles avec les femmes appartenant à un même clan (exogamie) cette dernière étant le prototype sur lequel sera bâti ensuite l'interdit de l'inceste.
Le tabou concernant le cannibalisme, comme ceux du meurtre et de l'inceste, aurait participé selon Freud à l'organisation de la société humaine.
La relecture du mythe de la horde primitive que nous propose L'ANCÊTRE ne chercherait aucunement à infirmer ou à s'opposer à la théorie freudienne exprimée dans «Totem et Tabou». Elle se situe avant, avant l'avènement d'une conscience réflexive chez l'homme, ce miroir aux alouettes lui ayant permis de s'extraire progressivement de la nature et d'acquérir par la suite la conviction intime d'exister pleinement en tant qu'être supérieur, à part et rationnel. L'ANCÊTRE en serait ainsi une sorte de «prequel», à une époque où, dans ces contrées préservées jusque lors de tout contact «civilisé», l'anthropophagie participait encore à un ordre et à un cycle naturel de la vie, à l'image même des saisons ou du jour et de la nuit, et où l'homme semblait évoluer dans un bloc indifférencié parmi les espèces vivantes (animale, végétale), naviguant indifféremment entre nature et culture ou entre mondes visible et invisible. «Tout le présent, nous y compris, se situait en un lieu, et en même temps il était ce lieu. En réalité, c'est nous qui étions ce lieu, plus encore que le lieu lui-même ». Parlant une langue où le verbe « être » faisait défaut, «c'était, comme le pensaient les Indiens, grâce à notre paraître que ce lieu en paraissait un ». Autrement dit, l'apparence distincte des choses ne garantissait pas leur existence autonome. Prenons, par exemple, la réalité d'un arbre : «Les Indiens ne pouvaient pas se fier à l'existence de l'arbre parce qu'ils savaient que celle de l'arbre dépendaient de la leur, mais, en même temps, comme l'arbre contribuait, avec sa présence, à garantir la leur, ils ne pouvaient pas se sentir entièrement exister car ils savaient que, si leur existence venait de l'arbre, cette existence était problématique, puisque l'arbre semblait tirer la sienne de celle que les Indiens lui accordaient»! Impossible de sortir de ce «cercle vicieux et de voir les choses de l'extérieur pour découvrir, avec impartialité la base de ces évidences».
Rassurez-vous donc, il ne s'agirait nullement ici de justifier ou de faire l'apologie d'un retour quelconque à la nature et...au cannibalisme! Dans L'ANCÊTRE, il n'y a pas d'ailleurs de notions d'un quelconque «bon» ou «mauvais» sauvage. Il y serait même davantage question d'«anthropocentrisme» que d' «anthropophagie » à proprement parler. Aucun clin d'oeil à Hannibal Lecter à déplorer ici, mais plutôt à un Montaigne quand ce dernier, en se penchant sur la question dans un commentaire devenu de nos jours sujet du Bac, nous invite à réfléchir sur le fait que « l'esprit humain ne voit et ne comprend vraiment que ce qui lui ressemble (...) il ne saurait appréhender la différence que selon soi, non selon elle». Ou même à Claude Lévi-Strauss, quand l'éminent anthropologue structuraliste énonce, non dépourvus d'une certaine ironie et dérision sous-jacentes, ces propos relativistes: « Il y a des sociétés qui voient dans l'absorption de certains individus détenteurs de forces redoutables le seul moyen de neutraliser celles-ci et de les mettre à leur profit, et celles qui, comme la nôtre [...], ont choisi la solution inverse, consistant à expulser ces êtres redoutables du corps social, en les tenant temporairement ou définitivement isolés.». Incorporer ou ne pas incorporer, that's the question...?
En tout cas et pour conclure ce billet erratique, «indécemment long» comme dirait une très sage Lama et néanmoins amie de votre serviteur, L'ANCÊTRE n'est surtout pas, ainsi que pourrait l'induire à tort sa quatrième de couverture, un roman historique ou le récit d'incroyables et périlleuses aventures chez les cannibales, mais une exploration littéraire magistralement réussie de ce que aurait pu habiter l'esprit humain avant que celui-ci ne se soit émancipé du reste de la nature et, ne se remettant désormais qu'à lui-même, ne règne en maitre tyrannique d'un réel totalement plié à son image et ressemblance.






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