Les quatre coins du cœur

C’était horrible ! Crois-tu vraiment que je puisse dormir dans mon lit avec une bête fauve et méchante ? Je ne pourrai jamais te prendre contre moi, voyons, réfléchis… Pas une femme ne le pourrait. Ce regard vide, ces bras pendants, c’est repoussant ! Tu le comprends ? Mais tu le comprends ?

Tes yeux où rien ne se révèle,
De doux, ni d’amer
Sont deux bijoux froids où se mêlent
L’or avec le fer.

. « L’important chez une femme, avait-elle coutume de dire (de plus en plus souvent d’ailleurs car il ne lui restait pas grand-chose d’autre de remarquable, à part vingt kilos superflus), c’est le port de tête, la dignité, quelque chose d’immuable qui fait s’incliner tout le monde. C’est une arme et une défense à la fois, croyez-moi. »

À vingt-deux ans, beau, donc, riche, bien élevé et prétentieux, Philippe Lebaille semblait lancé dans les différents mondes ouverts à son genre d’homme par les femmes séduites et sottes du Jet People. Il avait dépensé son héritage mais sans jamais le partager, il avait su conquérir les femmes sans jamais les aimer, il avait été invité pendant des années partout sans rien voir que des palmiers, des palaces et des pistes de ski.

La vie était un combat. L’un des deux devait prendre les rênes et ce serait elle, elle et elle seule. L’amour physique la dégoûtait, l’ennuyait et lui faisait peur, même si l’excellent amant qu’était Ludovic s’évertuait avec ardeur, avec patience et avec douceur, lui qui rêvait de former avec Marie-Laure un couple semblable à celui de ses parents, un couple appuyé l’un à l’autre, un couple coupé en deux comme la pomme de Platon mais également uni.

Quelqu’un qui ne peut que se réveiller et abandonner son choix. Tout cela il le sentit, mais sans y penser, car il était fou d’amour. Et à ce moment-là, Marie-Laure fut assez intelligente, ou avisée, pour le garder, pour faire attention à lui et éviter qu’une autre fille, une autre femme ne mette la main sur le tendre, le vulnérable, le riche et oisif Ludovic Cresson. Privé de tendresse depuis sa naissance, privé de femmes toute sa jeunesse, il était vraiment l’homme à prendre sans difficulté ; il rêvait d’amour comme un ridicule Tristan du siècle précédent.

Elle croyait épouser un industriel un peu vif, elle s’était mariée à un taureau fou furieux qui ne s’intéressait en rien à la vie sociale, à son grand dam.

Marie-Laure se mit donc à haïr ce garçon qu’elle avait jusque-là supporté et même vaguement aimé.
Encore que les élans, l’amour, la passion de Ludovic pour elle l’eussent rapidement agacée. Car Ludovic aimait passionnément les femmes, aimait romantiquement l’amour, peut-être le seul art qu’il pratiquât avec habileté et attention. Ardent et doux, il était charmant ; et toutes les putains de Paris (fort nombreuses) qui le connaissaient d’avant l’aimaient encore tendrement.

Même à la campagne, même seule, Marie-Laure affichait élégance et « up-to-date », quoi qu’il arrivât.
Son mari la regarda d’un œil admiratif… et méfiant à la fois.

Elle voulait conduire son existence, donc celle des autres, elle voulait « vivre sa vie », comme elle le disait elle-même. Mais elle ne savait pas ce qu’était la vie ni ce qu’elle voulait, sinon le luxe. Elle voulait en fait être comblée.