Citations sur Un profil perdu (56)
Je l'aimais. Je ne savais pas pourquoi, pourquoi lui, pourquoi si vite, pourquoi si violemment, mais je l'aimais. Il avait suffi d'une nuit pour que ma vie ressemble à cette fameuse pomme si ronde et pleine et pour que, lui parti, je ne me sente plus que la moitié de la pomme, fraîchement tranchée, vulnérable à tout ce qui viendrait de lui et à rien d'autre.
-Je te retrouverai, dit Alan. Je ne te quitterai jamais, tu ne seras jamais libre de moi. Tu ne sauras pas où je suis ni ce que je fais, mais j'arriverai toujours dans ta vie quand tu croiras que je t'ai oubliée. Et je gâcherai tout. J'eus l'impression qu'il me jetait un sort. J'étais terrifiée, puis quelque chose se réveilla en moi. Je vis de nouveau les murs du café, la tête des consommateurs, l'éclat bleu et froid du ciel au-dehors. J'attrapai mon manteau et m'enfuis en courant.
Nous parlâmes de choses et d'autres, c'est-à-dire de rien, avec le tact qui caractérise les gens bien élevés dès qu'ils sont à table. Il semble, en effet, que la présence d'une assiette, d'un couvert et du premier hors- d'oeuvre venu oblige les êtres civilisés à une certaine discrétion. En revanche, à peine debout, ou plutôt réassis dans le salon devant une tasse de café, mon avenir redevint leur sujet de discussion.
... j'entendrais simplement sa voix me dire, incertaine et lasse "parce que depuis que je vous connais, moi, je ne m'ennuie plus".
Nous étions passés dan la vie l'un de l'autre obstinément parallèles, obstinément étrangers. Nous ne nous étions jamais vus que de profil et nous ne nous étions jamais aimés. Il n'avait rêvé que de me posséder, et moi que de le fuir, c'était tout, et à y penser, c'était une histoire plutôt misérable. Néanmoins, je savais que lorsque le temps aurait achevé son tri habituel dans ma tendre mémoire, je ne reverrais plus de lui que cette mèche de cheveux blancs, dépassant d'un hamac, et que j'entendrais simplement sa voix me dire, incertaine et lasse "parce que depuis que je vous connais, moi, je ne m'ennuie plus".
Ce serait le happy end d'une vie d'orages, de chasses, de fuites. Je changerais enfin de rôle ; je ne serais plus le gibier traqué par un chasseur frénétique, je serais la forêt profonde et familière, où viendraient se réfugier, se nourrir et se désaltérer des animaux dociles et bien-aimés, mon compagnon, mon enfant et mes bêtes. Je ne passerais plus de saccage en saccage, de déchirement en déchirement, je serais la clairière ensoleillée et la rivière où les miens viendraient boire sans retenue le lait de l'humaine tendresse. Et il me semblait que cette dernière aventure serait lus dangereuse encore que les autres, parce que, pour une fois, je ne pouvais en imaginer la conclusion.
- C'est affreux, dis-je, mais il me semble que je ne pourrai plus jamais rien imaginer d'autre que toi.
J'avais vu Louis, il m'avait donné un chien et je l'aimais. Tout le reste était littérature. J'avais un homme brun aux yeux marrons et un chien marron et jaune aux yeux noirs.
Il me regardait avec rage, il était au bord de la haine. Nous en étions arrivés là. Et brusquement, mes petits projets, mes ambitions louables, ma vie nouvelle, tout cela m'apparut dérisoire, gratuit et complètement faux. La vérité, c'était ce visage blessé, humilié, exaspéré, ce visage qui avait été longtemps pour moi le visage même de l'amour.
Au demeurant, s'il n'y avait eu en elle cette méchanceté native et permanente, elle eût été intelligente.
Nous étions passés dans la vie l'un de l'autre obstinément parallèles, obstinément étrangers.