La naïveté comme la bêtise est un état permanent.
Sans témoins pour la raconter, l’Histoire n'existe pas, quelqu'un doit amorcer le récit pour qu'autres le terminent.
« Le détail étant l'essentiel dans la pratique », tout a été codifié, de la naissance à la mort, du lever au coucher du soleil, la vie du parfait croyant est une suite ininterrompue de gestes et de paroles à répéter, elle ne lui laisse aucune latitude pour rêver, hésiter, réfléchir, mécroire éventuellement, croire peut-être.
Gkabul. Ce n’était pas de la génération spontanée. C’était simple, il n’y avait rien de miraculeux, il n’était pas la création d’Abi instruit par Yölah, comme nous l’enseignons avec sérieux et gravité depuis 2084, il viendrait de loin, du dérèglement interne d’une religion ancienne qui jadis avait pu faire les honneurs et les bonheurs de maintes grandes tribus des déserts et des plaines, dont les ressorts et les pignons avaient été cassés par l’usage violent et discordant qui en avait été fait au cours des siècles, aggravé par l’absence de réparateurs compétents et de guides attentifs. Le Gkabul était né de ce manque de soin dû à une religion qui, en tant que somme et quintessence des religions qui l’avaient précédée, se voulait l’avenir du monde.
Au premier regard, le passant était subjugué et très vite heureux, il se sentait intensément protégé, aimé, promu, écrasé aussi par la majesté et ce qu'elle suggérait de formidable violence.
loin de tout, rien ne fonctionne, les calamités ont le champ libre.
Ils convinrent honnêtement que le grand malheur de l'Abistan était le Gkabul : il offrait à l'humanité la soumission à l'ignorance sanctifiée comme réponse à la violence intrinsèque du vide, et, poussant la servitude jusqu'à la négation de soi, l'autodestruction pure et simple, il lui refusait la révolte comme moyen de s'inventer un monde à sa mesure, qui à tout le moins viendrait la préserver de la folie ambiante. La religion, c'est vraiment le remède qui tue.
Les plus dangereux sont ceux qui ne rêvent pas, ils ont l'âme glacée.
Les prières collectives qui rythmaient les jours et les heures faisaient le reste, elles installaient les ouailles dans une bienheureuse hébétude, et les psalmodies diffusées entre les neuf prières quotidiennes par des haut-parleurs infatigables, accrochés au bons endroits du sanatorium, se répercutaient de cloisons en parois, de couloirs en chambrées, entrelaçant à l'infini leurs échos lénitifs pour maintenir l'attention au ras de l'aboulie.
Pour des gens qui ne sont jamais sortis de leur peur, l’ailleurs est un abîme.