Citations sur Cahiers pour une morale (65)
Depuis que les hommes ont perdu leur témoin absolu, ils s'efforcent de se regarder eux-mêmes du dehors. Ils veulent saisir l'historicité d'une époque (la leur) en essayant de la voir avec les yeux de l'époque suivante. L'erreur est manifeste.
L'illusion rétrospective est aussi vérité. Car s'il est faux que nous ayons toujours été passifs, au moins sommes-nous vraiment morts aux yeux de la génération suivante. Mais l'illusion préfigurative est totale.
L'illusion historique est double : d'une part rétrospective, d'autre part préfigurante. Je vois des opprimés (colonisés, prolétaires, Juifs). Je veux les délivrer de l'oppression. Ce sont ces opprimés-là qui me touchent et c'est de leur oppression que je me sens complice ; c'est leur liberté enfin qui reconnaîtra la mienne. Ceci s'étend aux autres opprimés vivants que je ne vois pas et à tous leurs e,nfants vivants (ou même à naître que je devine à travers les enfants vivants). La révolte contre l'oppression est désir d'abolir en un instant cette oppression (presser sur un bouton). Faute de le pouvoir, je peux faire l'entreprise de les délivrer.
Si l'avenir est conçu à partir de la situation vécue avec ses limites et si l'avenir propre est démenti par l'avenir vrai, lui-même défini par les révolutions techniques, alors l'avenir esquissé par Marx avec la révolution au bout est précisément démenti par la révolution « atomique ». Tout d'abord la révolution est devenue impossible et remplacée par la guerre.
Toute époque, après un changement tel que les grandes découvertes, peut considérer la précédente comme tombée en dehors d'elle et en totale extériorité et cependant il est impossible de fixer autrement que dans l'arbitraire le plus complet (prise de Constantinople : fin du Moyen Age) la fin d'une époque et le commencement de l'autre.
Par le progrès technique ou scientifique, la situation antérieure apparaît comme situation à laquelle manque une clé et chaque effort particulier comme voué à l'échec donc çomme transpercé par un destin, alors qu'il fut libre dépassement et invention avec les moyens du bord. La situation vécue qui était finie mais illimitée et où la finitude était vécue du dedans comme la substance même de la liberté, devient finie et limitée du dehors pour la génération suivante .
L'absence de progrès dans l'économique incline à concevoir la stabilité comme essentielle. Mais ici l'action de l'économique est négative : il agit par sa passivité. Ce n'est pas qu'il détermine les phases historiques, il empêche d'aller plus loin.
La féodalité : le four banal et le moulin. Un seul moulin, un seul four pour une pluralité de personnes. D'où le maître et. la collectivité asservie autour de lui. Est-ce suffisant ? Autres structures essentielles de la féodalité : rapport d'homme à homme et service personnel, religion, lutte du royaume contre les grands vassaux·, pensée conceptuelle, croisades.
Chaque fait nouveau historique apporte avec lui son passé, c'est-à-dire qu'il est dans sa nature de revenir en arrière pour interpréter le passé. C'est d'abord parce que l'homme, donc l'Histoire, a à être son passé. Et puis ensuite par l'illusion rétrospective que le passé a conduit là, c'est-à-dire que le passé avait pour signification de conduire là. Ainsi chaque fait nouveau apporte avec lui son interprétation de l'Histoire.
La théorie hégélienne du maître et de l'esclave est séduisante Comme phénoménologie des rapports humains mais ne tient pas debout historiquement :
1° L'esclave n'a rien inventé techniquement pendant l'Antiquité. Il était d'ailleurs essentiellement domestique ou travailleur agricole. Travaillant en équipe, il avait moins l'occasion de saisir l'efficacité de son travail sur l'objet, comme l'ouvrier moderne « .à la chaîne ».
2° Le stoïcisme pas plus que le scepticisme n'ont été inventés par des esclaves mais par des hommes' libres.