Cette critique concerne la trilogie dans son ensemble.
L'Interdépendance est un space opera grandiose par l'étendue de son univers, le spectaculaire de ses rebondissements, et la dimension de l'enjeu auquel doit faire face l'humanité : sa survie, rien de moins…
Depuis plus de mille ans, l'unique civilisation connue est humaine. Elle est constituée d'une cinquantaine d'habitats (des stations orbitales pour la plupart) répartis sur plusieurs systèmes stellaires. Une prouesse rendue possible par la découverte du Flux, phénomène physique permettant de raccourcir la durée des voyages interstellaires. L'Empire s'est construit sur l'exploitation de ce Flux. Maintenant que celui-ci s'effondre, l'Empire lui-même est menacé, et peut-être bien l'humanité avec.
Voilà pour le topo. Pour ce qui est de l'histoire, nous suivons une poignée de protagonistes qui vont se retrouver impliqués malgré eux dans cette spirale dramatique.
À ce propos, j'aimerais tout de suite avertir les futurs lecteurs que la « commandante de vaisseau spatial » dont parle le quatrième de couverture n'en est pas une ! Il s'agit d'une « déléguée de l'armateur » du vaisseau. Cette erreur m'a valu un quiproquo, car les premières pages mettent en scène et en valeur une « commandante de vaisseau », et j'ai longtemps cru qu'elle était l'une des héroïnes à suivre…
Pour ne rien arranger, au début de l'histoire on est un peu perdu devant la procession de personnages qui défilent sous nos yeux. Heureusement, cela se calme rapidement et on finit par suivre deux trames essentiellement, trois au maximum.
L'Interdépendance, c'est, à 90 %, des intrigues de cour, sachez-le ! Si vous aimez ça, je gage que vous aimerez cette trilogie, car cet aspect n'est pas seulement omniprésent dans le roman, il est aussi l'une de ses grandes forces : clairement l'auteur s'y entend pour imaginer des complots, pour créer des alliances et des boucs émissaires, pour amener de spectaculaires retournements de situation…
L'Interdépendance, c'est aussi des personnages hauts en couleur, en totale adéquation avec l'univers, le style et le ton. Pas vraiment subtiles, mais ici on est bien dans le divertissement, alors ce n'est pas grave si on frise les archétypes. Les personnages sont bien rendus, certains sont vecteurs d'humour même si on reste dans une ligne dramatique.
Troisième force de cette série, la qualité de l'écriture : simple, précise et logique. Sans doute grâce a elle, je n'ai eu aucun mal à suivre les intrigues aux nuances parfois ténues, les argumentaires et les raisonnements dans les dialogues ou les pensées. Essayez donc le Messie de Dune après ça !
Une écriture très moderne par ailleurs : des prologues, interludes, et épilogues qui apportent du dynamisme, une narration très libre, des listes énumérées…
Petit bémol, l'usage du point de vue omniscient, bien pratique dans ce sous-genre, donne parfois un sentiment d'artificialité dans la façon dont les intrigues sont résolues, d'autant plus qu'ici l'auteur s'autorise de nombreux flashbacks explicatifs. Mais enfin, à côté de ça l'auteur respecte scrupuleusement toutes les règles pour faire fonctionner un scénario, alors ça passe.
Quatrième point fort, la variété et la justesse des réflexions engagées. Je dois dire que pour un space opera basé sur des intrigues de pouvoir, je ne m'y attendais pas forcément, voire pas du tout. Alors j'ai été très agréablement surpris : à côté du spectacle, on a droit à une critique de la société sans gant ni fard, et il y en a pour tout le monde : du politique et du social, des religieux aux scientifiques… J'ai aimé le côté jusqu'au-boutiste de l'auteur : comme de présenter une religion créée de toutes pièces, ou d'extrapoler sans limite la logique d'opposition entre la caste dominante des aristocrates et celle du bas peuple. Je citerais quelques exemples de thématiques du monde scientifique, très adroitement illustrées : l'inertie de la pensée dominante, le manque d'ouverture des spécialistes, le nécessaire contrôle par les pairs, le problème du financement de la recherche (et les conflits d'intérêts qui vont avec)…
Cinquième point fort : le thème de l'Intelligence Artificielle est pour une fois superbement traité.
Scalzi a un réel talent pour donner une voix crédible à ce type d'intelligence (comme à celles des autres personnages d'ailleurs).
Pourquoi pas plus de 4/5 alors ? Eh bien, c'est assez personnel, mais d'un space opera, j'attends en général davantage que ce qui est proposé ici.
Un certain Sense of Wonder par exemple. Ici on n'en trouvera pas. J'y ai cru un moment au milieu du tome 2 avec la partie d'exploration spatiale (très sympathique au demeurant), mais l'inconnu laisse rapidement place à la rationalité, et d'ailleurs cette sous-intrigue ne sera guère continuée par la suite.
On cherchera en vain d'autres composantes qui souvent apportent à ce sous-genre un peu d'exotisme, comme les races extra-terrestres.
Plus généralement, l'univers créé par
Scalzi est très vaste, mais il est aussi très pauvre. Pas d'épaisseur, peu de détails. Des quelques planètes citées, on ne saura que peu de choses. Les maigres éléments d'informations sont d'ailleurs souvent répétés, comme le fait que la principale station orbitale est géostationnaire, que les révolutions sont monnaie courante sur la planète du Bout, que celle-ci est la seule habitable, que les quinténiers sont par définition autonomes pendant 5 ans maximum en théorie, qu'en pratique ce n'est pas vrai…
Pour une civilisation régnant depuis un millénaire sur plusieurs systèmes galactiques, on s'attendrait à quelques évolutions, mais non : les humains ne semblent pas différents de nous (pas de talent mental développé comme dans Dune, pas de particularité physique). À l'exception notable de l'Intelligence Artificielle, leur technologie n'impressionne pas. La seule qui paraisse hors de notre portée est celle qui exploite le flux, mais on apprend dès le début que cette technologie-là n'est « pas vraiment comprise » par les scientifiques, qui l'ont découverte par hasard.
Même l'organisation sociale et politique est archi classique et très terrienne (un bon point pour la critique de notre société).
D'ailleurs, après avoir réalisé à quel point cet univers était creux ou transparent, je me suis fait la réflexion que cette saga d'intrigues autour de familles nobles à la conquête du trône pourrait aisément se laisser transposer dans un tout autre univers. Et pour conserver l'idée du Flux joignant les mondes habités, je verrais bien une transposition dans les Caraïbes du XVIIe siècle, avec ses îles et ses continents, ses routes maritimes. Après ma récente lecture de l'excellent Déchronologue, de
Stéphane Beauverger, je peux voir comment toutes ces scènes de vaisseaux dans l'espace, de courses poursuites et d'explosions fonctionneraient aussi bien. L'effondrement du Flux ? Tout simplement la montée en puissance de la piraterie qui viendrait fragiliser les routes commerciales !
Côté inspirations, je pense évidemment à Dune et Game of Thrones.
De Dune,
Scalzi reprend l'essentiel de l'organisation des familles nobles (aussi appelées Maisons). Comme dans Dune, l'une des familles dirige l'empire. La religion créée de toutes pièces pour stabiliser l'empire rappelle bien sûr le Messie de Dieu.
De Game Of Thrones,
Scalzi reprend l'idée moderne de faire évoluer une foule de protagonistes tous assoiffés de pouvoir, aucun desquels n'étant immortel… Aussi, on peut voir le fameux « winter is coming » dans l'idée même de l'Effondrement mettant en danger la civilisation entière. Et dans les deux cas, la motivation pour une possible union sacrée des familles nobles pour faire face à ce danger supérieur.
Si Dune et Game of Thrones brillent par la richesse de leur univers, ce n'est clairement pas le cas de L'Effondrement. En revanche,
Scalzi n'a certainement pas à rougir de ces références en ce qui concerne la profondeur et le panache des intrigues.
Le poids des femmes est écrasant dans cette série ! Au début je pensais à une question de parité, puis au fil de l'histoire et de la saga je me suis aperçu que la balance était clairement déséquilibrée (en faveur des femmes pour une fois). Comme si l'auteur avait voulu prendre le contrepied des romans où, à l'image de notre société, les hommes tiennent les postes de pouvoir. Dans L'Interdépendance, c'est exactement l'inverse. Il n'y a pas d'explications à ce sujet, et dans une interview accordée à l'auteur, j'ai pu lire que c'est à dessein, dans un esprit féministe. Un certain esprit féministe je dirais : plus qu'une discrimination positive, il s'agit bien d'inverser le rapport de force. Argent, sexe et pouvoir, ce sont les femmes qui sont aux manettes ! C'est parfaitement réussi et avec talent, mais en contrepartie je n'ai pas pu me détacher de l'effet artificiel produit, ce qui a quelque peu voilé mon expérience de lecture. Pour ne rien arranger, les protagonistes, lorsqu'elles ne fomentent pas, sont constamment prises dans leurs romances ou leurs ébats. Je m'en serais bien passé, mais je comprends la démarche si l'idée est de plaire à un public féminin.
En comparaison, j'ai nettement préféré le traitement du genre dans un Game Of Thrones, qui m'a paru extrêmement bien équilibré sur la question des personnages, de tous points de vue.
Un petit mot sur les trois tomes de cette série : chacun apporte son propre plaisir de lecture avec un dénouement grandiose à la fin. le dernier tome m'a semblé inférieur, car l'auteur s'échine à nous remémorer quantité de choses durant le premier tiers, voire les deux premiers. L'action démarre vraiment dans les cent dernières pages. de manière générale, j'ai trouvé que
Scalzi ressasse un peu trop. Tout au long de la trilogie, il nous prend un peu trop par la main. Cela a ses avantages et ses inconvénients.
En conclusion, une petite trilogie moderne très sympathique et très bien écrite qui devrait plaire aux férus de space operas centrés sur les intrigues, et tout spécialement aux femmes encore réfractaires à ce sous-genre.