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Critique de Francinemv


Quand l'univers imaginaire et merveilleux de Daria Schmitt se mêle à l'univers onirique et horrifique de H. P. Lovecraft, cela donne naissance à un somptueux album paru aux Éditions Aire libre, le bestiaire du crépuscule, fantastique voyage et voyage fantastique inspiré par la vie ô combien singulière du maître de Providence. « HP Lovecraft a chuchoté l'oreille de Daria, elle a su l'entendre », dixit Philippe Druillet dans la préface. Tout un programme ...

Providence était son nom
Décor : un parc, on ne sait où, on ne sait quand. Providence, le gardien, secondé par son chat Maldoror en arpente inlassablement les allées. Souffrant d'un « trouble de la rêverie compulsive » il s'est donné pour tâche d'éviter que des créatures surnaturelles visibles de lui seul ne viennent troubler la quiétude des visiteurs en pénétrant dans le monde réel. Il est inquiet. Les capteurs ressemblant à des nichoirs qu'il a installés ne cessent de faire résonner des bips d'alerte ce qui agace prodigieusement la nouvelle directrice qui oppose au côté old school de Providence, son jargon de manager dynamique. Trois mystérieuses vieilles dames tricotant dans un arbre et l'agent Zadok de la psycho-sanitaire vont également avoir leur rôle à jouer dans notre histoire. Et puis surtout, attirant irrésistiblement notre gardien, il y a le lac aux eaux troubles situé au centre du parc d'où va surgir un mystérieux livre aux pages blanches que se disputent les entités de ce bestiaire imaginaire (ou pas) et qui cache dans ses profondeurs une étrange maison perchée sur un éperon ...

De Lovecraft à Providence
Même si l'album contient le texte intégral d'une nouvelle de Lovecraft «  L'étrange maison haute dans la brume », le bestiaire du crépuscule, n'est pas une adaptation. Daria Schmitt s'est inspirée de la vie plutôt que de l'oeuvre de Lovecraft. Ce n'est pas non plus une biographie mais plutôt une évocation de son monde intérieur, de son univers onirique et poétique. Aussi dans l'illustration de la nouvelle, retrouve-t-on des éléments qui apportent un éclairage sur l'intrigue de la bande dessinée. Et c'est uniquement le dessin qui fait le lien entre ces deux mondes qui vont s'entrelacer.
Le personnage principal de cette histoire se nomme Providence, du nom de la ville de la côte est des États- Unis située dans l'état de Rhode Island en Nouvelle Angleterre dans laquelle Lovecraft a grandi et a passé la majeure partie de sa vie. Cependant dans l'album, si Providence n'est pas tout à fait Lovecraft, il lui ressemble beaucoup. Physiquement d'abord : visage émacié assez allongé, cheveux courts plaqués, lèvres pincées. Comme lui solitaire, voire asocial et enclin à la rêverie, il privilégie l'ordre et la tradition.
Le récit, quant à lui fourmille de multiples références dont un grand nombre prennent leur source dans la vie même de l'auteur. Providence évolue dans un lieu clos, le parc. Lovecraftlui, était un grand marcheur arpentant Providence, cette ville dont il n'est que très peu sorti. Il adorait les chats, leur a consacré des poèmes … Si Nigger-Man, son félin adoré, était noir, Maldoror (dont le nom est un clin d'oeil à Lautréamont cet autre auteur à l'univers imaginaire et horrifique), lui, est blanc. Quand à nos trois vieilles dames qui telles les Parques tissant le fil de la vie, tricotent perchées sur leur arbre, elles symbolisent les trois femmes qui ont veillé sur Lovecaft : sa mère et ses deux tantes dont une se prénommait Annie comme dans notre histoire …
Pour la constitution du bestiaire, l'auteure a fait se rencontrer les poulpes géants et autres créatures de l'univers de Lovecraft et les cygnes, carpes et autres créatures habituelles d'un jardin public.

La dame de Montsouris
Daria Schmitt est une autrice de bande dessinée parisienne. Après des études d'histoire et d'architecture, et quelques années de professorat à l'atelier Hourdé, c'est vers la bande dessinée que l'autrice va se tourner. Son goût du dessin lui est venu de son activité de « roughwoman » dans le domaine du spectacle.
Notre histoire se déroule dans un parc imaginaire mais nos amis Parisiens ne manqueront pas de reconnaître, paré de fantastique, le Parc Montsouris, notamment l'escalier, la cascade ...

La lame et la plume
Après trois albums en couleur directe, à savoir en 2010, les deux tomes d'Acqua Alta, récit fantastique inspiré par Venise et son carnaval, puis en 2013 L'Arbre aux pies, un conte fantastique puisant ses sources dans la mythologie tous trois parus chez Casterman, cette grande admiratrice du Britannique Arthur Rackham et des Américains Franklin Booth, Bernie Wrightson et Virgin Finley décide pour son quatrième album Ornithomaniacs, fable gothique couronnée du prix Artémisia mention dessin en 2018, de revenir aux fondamentaux : le noir et blanc, l'encre et la plume. Et c'est cette même technique qu'elle va utiliser pour le bestiaire du crépuscule.
La splendide couverture est l'illustration même de ce qu'on va trouver dans l'album : un album en noir et blanc contenant des incrustations de couleur. On y voit le personnage principal évoluant dans le parc confronté à son imaginaire sous la forme de deux carpes roses d'une taille démesurée flottant non pas dans les eaux du lac mais dans l'air. L'utilisation de la couleur dans l'environnement noir et blanc montre que le fantastique fait irruption dans le quotidien du personnage et, rendant ainsi visible l'interpénétration du réel et de l'imaginaire, offre une grande lisibilité au lecteur.
Avec son noir et blanc aux contrastes puissants, Daria Schmitt installe la tension par l'utilisation de l'ombre et la lumière. Elle crée un univers riche et foisonnant dans lequel hachures et aplats se mêlent judicieusement offrant de très beaux effets de matière (mention spéciale pour l'eau et les arbres). Elle manie avec virtuosité la plume et la lame de rasoir, cet outil dont on parle peu mais qui, selon elle, est primordial pour faire entrer la lumière dans l'ombre posée. La grande beauté et profondeur des couleurs à dominante de violet, rose, turquoise créées à la palette graphique participent amplement à la narration en accentuant encore le côté fantastique du récit.

Hommage captivant au « reclus de Providence » dont la figure est devenue au fil du temps presque aussi mythique que ses oeuvres, servi par un graphisme somptueux, le bestiaire du crépuscule nous ouvre grand les portes d'un monde fantastique né de la fusion de deux imaginaires : celui d'un maître du fantastique du siècle dernier et celui d'une bédéiste d'aujourd'hui. C'est absolument fabuleux !
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