L'époque a révoqué l'esprit de modération. Le temps de la réflexion est aboli. Le doute n'est plus autorisé. Le ressentiment tient lieu de programme politique. La violence est célébrée dans les discours. La paranoïa a gagné les consciences. Chacun cherche un ennemi désigné. L'aversion éprouvée pour la social-démocratie, sa sage tempérance et sa molle inertie, qui a fini par avoir raison d'elle dans de nombreux pays d'Europe, exprime dans bien des esprits la haine de la démocratie elle-même et préfigure sa possible défaite. Avec le sacre de la pensée radicale, nous éditions l'avènement des fanatismes.
Elle offrait à ses enfants le plus merveilleux cadeau en restant vivante, alerte, se forçant à sourire quand l'aimé ne lui souriait plus autre part que sur les innombrables photos tapissant les murs de son appartement sans pour autant remplir aucun vide. Elle avait l'élégance de n'imposer à personne l'étendue de sa tristesse, écoutant les autres égrener l'ennuyeuse et répétitive musique de leurs petits tracas quotidiens quand retentissaient à ses oreilles les symphonies que la vie lui avait jouées et l'écho persistant de la voix prononçant les mots d'amour que sa grâce n'avait cessé d'inspirer.
Jacob, le père de Victor était tout l'inverse. Homme de parole et d'action, type bourré de qualités à qui certains prêtaient tous les défauts, grande gueule n'ayant peur de rien ni personne, il avançait dans la vie sans s'appesantir sur les obstacles ni se perdre en conjectures. Personnalité qui comptait autant d'adulateurs que de contempteurs, qu'on saluait chapeau bas ou qu'on préférait ignorer, il accordait de l'importance aux détails, était capable de s'emporter d'une même colère pour l'honneur du capitaine Dreyfus et pour un thé à la menthe refroidi. Tout lui tenait à cœur quand son épouse n'avait de cœur à rien. Le couple était bien assorti, l'une la froide majesté d'un Vermeer, l'autre le maniérisme d'un Titien.
Il y a dans la littérature quelque chose de définitif qui enterre vivants les vivants.
Nous vivions dans une sorte d'émulation, un peu comme si nous concourions ensemble pour le César du Meilleur Rôle dans un film familial, lui dans la catégorie du Père modèle, moi dans celle du Fils parfait.
Tu as quitté les urgences de l'hôpital central de Tel-Aviv au terme de plusieurs heures d'attente, et te voilà dans le service de médecine interne. L'étage est divisé en deux parties séparées par un long couloir qui donne d'un côté sur les chambres, de l'autre sur une salle de réanimation dont la porte automatique s'ouvre de temps à autre sur l'immense pièce accueillant une douzaine de lits, où ronflent les respirateurs artificiels et clignotent les alarmes
À ton âge, franchir le couloir, c'est mettre un pied dans la tombe.
.....la réussite d'un homme ne passe pas par le succès professionnel. C'est d'abord par le fait de fonder une famille, d'être un mari honnête et un bon père. C'est la tâche de toute une vie. Je sais que tu t'y asreindras, tu es un bon fils, un fils obéissant...
Tous les services de réanimation se ressemblent, les secondes n'y défilent pas, les saisons n'y passent pas, le jour et la nuit diffusent la même clarté aveugle et froide où flottent regards fiévreux et gémissements de douleur. A-ton préfiguré l'enfer, prophétisé l'éternité ?
Malgré les coups de semonce je reste incapable d'envisager une issue funeste à ton sort.
Cette conversation aura marqué mon esprit sans doute au-delà de ce qu'aurait imaginer mon bienveillant professeur. J'ai opté pour une spécialité d'une froide rigueur scientifique où le verbe est absent et où aucune émotion n'interfère avec le diagnostic.