AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations sur L'Ecriture ou la vie (219)

Extrait du chapitre "Le jour de la mort de Primo Levi"

"... A la dernière page du récit de Primo Levi, "la trêve", tellement familier - mais son expérience avait été bien plus terrible que la mienne - tellement fraternel - comme le regard de Maurice Halbwachs, agonisant sur le châlit du bloc 56 à Buchenwald - j'ai fermé les yeux.
"E un sogno entro un altro sogno, vario nei particolari, unico nella sostanza...."
Un rêve à l'intérieur d'un autre rêve, sans doute. Le rêve de la mort à l'intérieur du rêve de la vie. Ou plutôt : le rêve de la mort, seule réalité d'une vie qui n'est elle-même qu'un rêve.
Primo Levi formulait cette angoisse qui nous était commune avec une concision inégalable. Rien n'était vrai que le camp, voilà. Le reste, la famille, la nature en fleurs, le foyer, n'était que brève vacance, illusion des sens. [....]
C'est Rossana Rossanda qui m'avait donné à lire le récit de Levi, ainsi que son premier livre, "Se questo è un uomo". Elle me proposa de faire sa connaissance, elle pouvait organiser cette rencontre.
Mais je n'éprouvais pas le besoin de rencontrer Primo Levi. Je veux dire : de le rencontrer "dehors", dans la réalité extérieure de ce rêve qu'était la vie, depuis notre retour. Il me semblait qu'entre nous tout était déjà dit. Ou impossible à dire, désormais. Je ne trouvais pas nécessaire, peut-être pas convenable, que nous eussions une conversation de rescapés, un dialogue de survivants.
D'ailleurs, avions-nous vraiment survécu ? [...]
C'est la première nouvelle que j'entendis à la radio, le lendemain dimanche.
Il était sept heures, une voix anonyme égrenait les nouvelles de la matinée. Il a été question de Primo Levi, soudain. La voix a annoncé son suicide, la veille, à Turin. [...] La voix a dit l'âge de Primo Levi.
Alors avec un tremblement dans toute mon âme, je me suis dit qu'il me restait encore cinq ans à vivre. Primo Levi était, en effet, de cinq ans mon aîné. Je savais que c'était absurde, bien sûr. Je savais que cette certitude qui me foudroyait était déraisonnable : il n'y avait aucune fatalité qi m'obligeât à mourir au même âge que Primo Levi. Je pouvais tout aussi bien mourir plus jeune que lui. Ou plus vieux. Ou à n'importe quel moment. Mais j'ai aussitôt déchiffré le sens de cette prémonition insensée, la signification de cette absurde certitude. [....]
Soudain l'annonce de la mort de Primo Levi, la nouvelle de son suicide, renversait radicalement la perspective. Je redevenais mortel. Je n'avais peut-être pas seulement cinq ans à vivre, ceux qui me manquaient pour atteindre l'âge de Primo Levi, mais la mort était de nouveau inscrite dans mon avenir. Je me suis demandé si j'allais encore avoir des souvenirs de mort. Ou bien que des pressentiments, désormais. [...]
Quoi qu'il en soit, le 11 avril 1987, la mort avait rattrapé Primo Levi.
Une ultime fois, sans recours ni remède, l'angoisse s'était imposée, tout simplement. Sans esquive ni espoir possibles. L'angoisse dont il décrivait les symptômes dans les dernières lignes de la trêve.
"Nulla era vero all'infuori del Lager. Il resto era breve vacanza o inganno dei sensi, sogno...."
Rien n'était vrai en dehors du camp, tout simplement. le reste n'aura été que brève vacance, illusion des sens, songe incertain : voilà.
Commenter  J’apprécie          152
Le bonheur de l'écriture, je commençais à le savoir, n'effaçait jamais ce malheur de la mémoire. Bien au contraire: il l'aiguisait, le creusait, le ravivait. Il le rendait insupportable. (p.212)
Commenter  J’apprécie          150
Une sorte de tristesse physique m'a envahi. J'ai sombré dans cette tristesse de mon corps. Ce désarroi charnel, qui me rendait inhabitable à moi-même.
Commenter  J’apprécie          150
Soudain, au moment où un cortège de déportés en tenue rayée débouchait de la rue du Faubourg-Saint-Antoine dans la place de la Nation, au milieu d'un silence respectueux qui s'épaississait le long de leur passage, soudain, le ciel s'est obscurci. Une bourrasque de neige s'est abattue, brève mais violente, sur les drapeaux du 1er Mai.
Le monde s'est effacé autour de moi dans une sorte de vertige. Les maisons, la foule, paris, le printemps, les drapeaux, les chants, les cris scandés : tout s'est effacé. J'ai compris d'où venait la tristesse physique qui m'accablait, malgré l'impression trompeuse d'être là, vivant, sur la place de la Nation, ce 1er Mai. C'est précisément que je n'étais pas vraiment sûr d'être là, d'être vraiment revenu.
Une sorte de vertige m'a emporté dans le souvenir de la neige sur l'Ettersberg. La neige et la fumée sur l'Ettersberg. Un vertige parfaitement serein, lucide jusqu'au déchirement. Je me sentais flotter dans l'avenir de cette mémoire. Il y aurait toujours cette mémoire, cette solitude : cette neige dans tous les soleils, cette fumée dans tous les printemps.
Commenter  J’apprécie          130
On ne saurait mieux le dire que Primo Levi.
C'est vrai que tout devient chaotique, quand cette angoisse réapparaît. On se retrouve au centre d'un tourbillon de néant, d'une nébuleuse de vide, grisâtre et trouble. On sait désormais ce que cela signifie. On sait qu'on la toujours su.
Toujours, sous la surface chatoyante de la vie quotidienne, ce savoir terrible.
A portée de la main, cette certitude : rien n'est vrai que le camp, tout le reste n'aura été qu'un rêve, depuis lors. Rien n'est vrai que la fumée du crématoire de Buchenwald, l'odeur de chair brûlée, la faim, les appels sous la neige, les bastonnades, la mort de Maurice Halbwachs et de Diego Morales, la puanteur fraternelle des latrines du Petit Camp.
Commenter  J’apprécie          130
"Je m'aperçois soudain que je ne puis me rappeler en réalité aucun détail particulier de votre visage. Seulement votre silhouette, vos vêtements, au moment où vous êtes partie entre les tables du café : cela, oui, je le vois encore."
Par ces mots se termine la deuxième lettre que Franz Kafka a écrite à Milena, en avril 1920, alors qu'il fait une cure à Merano.
Il nous est arrivé de remarquer d'abord la grâce d'une démarche, la fierté d'une allure, la souplesse ondoyante des vêtements d'une femme dont on ne distingue pas le visage et qui se déplace entre les tables d'un café. Ou dans un foyer de théâtre. Même dans un wagon de métro.
Commenter  J’apprécie          120
[…] l’écriture, si elle prétend être davantage qu’un jeu, ou un enjeu, n’est qu’un long, interminable travail d’ascèse, une façon de se déprendre de soi en prenant sur soi : en devenant soi-même parce qu’on aura reconnu, mis au monde l’autre qu’on est toujours.
Commenter  J’apprécie          120
Avant, il y avait toujours eu une fin à la nourriture. On avait beau mâcher le plus lentement possible la tranche de pain noir, découpée en tout petits morceaux, il arrivait toujours un moment où c’était fini. C’était presque comme si rien n’avait eu lieu : plus de pain noir, la bouche vide, l’estomac creux. Rien d’autre que la faim aussitôt revenue.
Commenter  J’apprécie          120
(...) La porte monumentale était toujours là, surmontée de la tour de contrôle. Nous avons franchi le grille, avec le guide barbu qui nous attendait à l'entrée. J'ai effleuré de ma main les lettres de l'inscription découpée dans le fer forgé de la grille d'entrée, JEDEM DAS SEINE : "A chacun son dû."
Je ne peux pas dire que j'étais ému, le mot est trop faible. J'ai su que je revenais chez moi. Ce n'était pas l'espoir qu'il fallait que j'abandonne, à la porte de cet enfer, bien au contraire. J'abandonnais ma vieillesse, mes déceptions, les ratages et les ratures de la vie. Je revenais chez moi, je veux dire dans l'univers de mes vingt ans : ses colères, ses passions, sa curiosité, ses rires. Son espoir, surtout. J'abandonnais toutes les désespérances mortelles qui s'accumulent dans l'âme, au long d'une vie, pour retrouver l'espérance de mes vingt ans qu'avait cernée la mort.
Nous avions franchi la grille, le vent de l'Ettersberg m'a frappé au visage. Je ne pouvais rien dire, j'avais envie de courir comme un fou, de traverser à la course la place d'appel, de descendre en courant vers le Petit Camp, vers l'emplacement du block 56 où Maurice Halbwachs était mort, vers la baraque de l'infirmerie où j'avais fermé les yeux de Diego Morales.
Commenter  J’apprécie          110
J'avais présumé de mes forces. J'avais pensé que je pourrais revenir dans la vie, oublier dans le quotidien de la vie les années de Buchenwald, n'en plus tenir compte dans mes conversations, mes amitiés, et mener à bien, cependant, le projet d'écriture qui me tenait à coeur. J'avais été assez orgueilleux pour penser que je pourrais gérer cette schizophrénie concertée. Mais il s'avérait qu'écrire, d'une certaine façon, c'était refuser de vivre.
A Ascona, donc, sous le soleil de l'hiver, j'ai décidé de choisir le silence bruissant de la vie contre le langage meurtrier de l'écriture. J'en ai fait le choix radical, c'était la seule façon de procéder. J'ai choisi l'oubli, j'ai mis en place, sans trop de complaisance pour ma propre identité, fondée essentiellement sur l'horreur - et sans doute le courage - de l'expérience du camp, tous les stratagèmes, la stratégie de l'amnésie volontaire, cruellement systématique.
Je suis devenu un autre, pour pouvoir rester moi-même.
Dès lors, dès le printemps 1946, revenu volontairement dans l'anonymat collectif d'un après-guerre chatoyant, ouvert à toutes sortes de possibilités d'avenir, j'ai vécu plus de quinze ans, l'espace historique d'une génération, dans la béatitude obnubilée de l'oubli. Rares auront été les fois où le soudain souvenir de Buchenwald aura perturbé ma tranquillité d'esprit, rudement conquise : maîtrise provisoire, sans cesse renouvelée, de la part de ténèbre qui m'était échue en partage.
Commenter  J’apprécie          110






    Lecteurs (2956) Voir plus



    Quiz Voir plus

    Les écrivains et le suicide

    En 1941, cette immense écrivaine, pensant devenir folle, va se jeter dans une rivière les poches pleine de pierres. Avant de mourir, elle écrit à son mari une lettre où elle dit prendre la meilleure décision qui soit.

    Virginia Woolf
    Marguerite Duras
    Sylvia Plath
    Victoria Ocampo

    8 questions
    1722 lecteurs ont répondu
    Thèmes : suicide , biographie , littératureCréer un quiz sur ce livre

    {* *}