Citations sur L'Ecriture ou la vie (219)
La vie était encore vivable. Il suffisait d’oublier, de le décider avec détermination, brutalement.
Depuis quelques jours, le ravitaillement du camp était assuré par l’armée américaine. […]
Mais le vieux Français ne devait pas y croire, il devait se méfier. C’était trop beau pour durer, devait-il penser. […] Il se nourrissait à tout hasard, même s’il n’avait plus réellement faim. Il étalait des couches épaisses de margarine sur les tranches de pain noir, il les découpait en tout petits carrés qu’il mâchait lentement, avec du saucisson. Probablement mangeait-il ainsi depuis longtemps. Probablement n’avait-il pas l’intention de s’arrêter avant d’avoir tout avalé, tout dégluti. Il mâchait lentement, faisait durer le plaisir. Mais ce mot ne convient certainement pas : il y a de la gratuité dans le mot plaisir. Il y a de la légèreté, de l’imprévisible. C’est un mot trop désinvolte pour parler du sérieux avec lequel le vieux Français accomplissait, quelque peu hystériquement, le rite de se nourrir.
Ils ont en face de moi, l'oeil rond, et je me vois soudain dans ce regard d'effroi : leur épouvante.
Depuis deux ans, je vivais sans visage. Nul miroir, à Buchenwald. Je voyais mon corps, sa maigreur croissante, une fois par semaine, aux douches. Pas de visage, sur ce corps dérisoire. De la main, parfois, je frôlais une arcade sourcilière, des pommettes saillantes, le creux d'une joue. J'aurais pu me procurer un miroir, sans doute. On trouvait n'importe quoi au marché noir du camp, en échange de pain, de tabac, de margarine. Même de la tendresse, à l'occasion.
Mais je ne m'intéressais pas à ces détails.
De semaine en semaine, j'avais vu se lever, s'épanouir dans leurs yeux l'aurore noire de la mort. Nous partagions cette mort qui s'avançait, obscurcissant leurs yeux, comme un morceau de pain : signe de fraternité. Comme on partage la vie qui vous reste. La mort, un morceau de pain, une sorte de fraternité. Elle nous concernait tous, était la substance de nos rapports. Nous n'étions rien d'autre, rien de plus – rien de moins, non plus – que cette mort qui s'avançait. Seule différence qui entre nous, le temps qui nous en séparait, la distance à parcourir encore. (p. 31)
p336. La réalité à souvent besoin d'invention, pour devenir vraie. C'est à dire vraisemblable. Pour emporter la conviction, l'émotion du lecteur.
… l’Histoire, tout au long des années trente, ayant plutôt tourné dans le mauvais sens, faisant mûrir les ripostes totalitaires à la crise de la modernité démocratique et capitaliste
(Folio, p.221)
Il y aurait toujours cette mémoire, cette solitude : cette neige dans tous les soleils, cette fumée dans tous les printemps.
Etrange odeur, en vérité, obsédante.
Il suffirait de fermer les yeux, encore aujourd’hui. Il suffirait non pas d’un effort, bien au contraire, d’une distraction de la mémoire remplie à ras bord de balivernes, de bonheurs insignifiants, pour qu’elle réapparaisse. Il suffirait de se distraire de l’opacité chatoyante des choses de la vie. Un bref instant suffirait, à tout instant. Se distraire de soi-même, de l’existence qui vous habite, vous investit obstinément, obtusement aussi : obscur désir de continuer à exister, de persévérer dans cette obstination, quelle qu’en soit la raison ou la déraison. Il suffirait d’un instant de vraie distraction de soi, d’autrui, du monde : instant de non-désir, de quiétude d’en deçà de la vie, où pourrait affleurer la vérité de cet évènement ancien, originaire, où flottait l’odeur étrange sur la colline de l’Ettersberg, patrie étrangère où je reviens toujours.
Pourtant, chaque journée de silence gagnée à la Gestapo, si elle éloignait mon corps de moi, carcasse pantelante, me rapprochait de moi-même. De la surprenante fermeté de moi-même: orgueil inquiétant, presque indécent, d'être homme de cette inhumaine façon.
La même joie continuait de m'habiter : le bonheur de vivre. Car il n'était pas fondé sur le souvenir d'anciens bonheurs, ni sur la prémonition, encore mois la certitude, des bonheurs à venir. Il n'était fondé sur rien. Sur rien d'autre que le fait même d'exister, de me savoir vivant, même sans mémoire, sans projet, sans avenir prévisible. A cause de cette absence de mémoire et d'avenir, peut-être. Un bonheur fou, en quelque sorte, non fondé en raison : gratuit, sauvage, inépuisable dans sa vacuité.