On est d'où on se sent le mieux.
La Patagonie apprend à connaître les gens, à leur façon de regarder. Carlitos était myope, c'est pour ça qu'il portait ces verres de cul de bouteilles, mais quand il parlait avec les amis, il enlevait ses lunettes et regardait dans les yeux. Et son regard ne mentait pas.
Un matin, nous le trouvâmes mort dans son sac de couchage. L'expression de ses traits rendait une autopsie inutile : Rudi Weismann était mort de tristesse.
Deux marins discutent avec un vieillard pâle comme un linge, qui insiste pour monter à bord en traînant un cercueil. Ils disent que ça porte malheur. Le vieux réplique qu'il a droit à soixante-dix kilos de bagage. Les marins menacent de jeter le cercueil par dessus-bord. Le vieux crie qu'il a le cancer, et qu'il a droit à une sépulture décente parce qu'il est un gentleman. Finalement le capitaine intervient et un accord est trouvé : le vieux embarque avec son cercueil à condition qu'il s'engage à ne pas mourir pendant la traversée. Une poignée de mains scelle l'accord.
Il avait été, dans sa jeunesse, missionnaire chez les Indiens. Il voulait être un saint, mais les Indiennes lui ont fait perdre sa chasteté. Comme elles sont jolies et vivent nues, il a vite oublié le célibat. On dit qu'il a eu cinq enfants avec elles. Après, il est devenu fou en pensant que ces pauvres bâtards allaient tous nus, mangeaient de la viande crue et sautaient d'arbre en arbre comme des singes.
Alors le regard du vieux me traversa la peau, parcourut mon squelette, franchit la porte, remonta la rue, descendit les coteaux et les combes, se posa sur chaque arbre, chaque goutte d'huile, tache de vin, trace effacée, chaque ronde chantée, chaque taureau sacrifié à l'heure fatidique, chaque coucher de soleil, chaque ombre insolente de tricorne, chaque nouvelle venue du bout du monde, chaque lettre qui n'arrivait plus, putain de vie, et le silence prolongé jusqu'à ce que l'éloignement devînt absolu.
Le vent m'apportera peut-être l'écho de deux chevaux montés par deux vieux gringos galopant sur la ligne floue de la côte, dans une région tellement vaste et hantée d'aventures qu'elle ne saurait être limitée par la mesquine frontière qui sépare la vie de la mort.
L'horloge sert à peser les retards. Il arrive aussi que l'horloge tombe en panne et comme l'auto perd de l'huile, l'horloge perd du temps.
Il fallait laisser passer ces temps de peur, de la même manière que les bateaux se mettent à la cape en haute mer pour éviter les tempêtes côtières.
Le vieux me regarda de ses petits yeux malicieux et lança une de ses phrases sans appel.
- Nul ne doit avoir honte d'être heureux.