Au cœur d'un été tout en or

Mon amitié pour toi est une des rares choses de ma vie qui ne comporte pas un petit défaut, une petite erreur, cette légère distorsion ou ce curieux manquement qui caractérisent en général tous mes gestes, mes comportements, et même mes livres.

L’histoire des vêtements d’un homme (ou d’une femme) dans une vie est quelque chose de passionnant, et je me suis toujours demandé pourquoi aucun écrivain, à ma connaissance, ne s’y était livré avec succès. Je crois que c’est très difficile à faire, car je m’y suis un peu essayée, pour voir, et j’en ai conclu que les vêtements comme les visages sont indescriptibles. Même si vous avez tout le vocabulaire nécessaire pour les matériaux, les coupes, les couleurs, vous ne pourrez jamais décrire un vêtement comme vous pouvez décrire un paysage ou un intérieur. Il se peut que seul un visage mort soit descriptible, ai-je dit à Henry tandis que nous bavardions sous le poirier aux petites poires toujours vertes ou blettes, lui dans un transat de toile à rayures, moi dans un fauteuil de rotin tressé. Mais pour les vêtements, je n’ai pas d’explications.

Je trouvais tellement immoral qu’une fille comme elle ne soit pas pleinement heureuse. S’il y avait bien au monde une femme faite pour être pleinement heureuse, c’était elle. Je suis tellement désolée que tu ne sois pas heureuse, lui ai-je dit, à mon avis tu es faite pour le bonheur. Elle m’a regardée avec beaucoup d’affection. Tu es si gentille, m’a-t-elle dit, et tu as parfaitement raison, je suis faite pour le bonheur.

Elle voulait de toute évidence laisser planer un doute sur notre lien et sur le fait qu’elle m’ait reconnu ou non. Il est impossible qu’elle ne m’ait pas reconnu, pensais-je, mais après tout, peut-être qu’elle se fiche que ce soit moi ou un autre, peut-être que les liens familiaux ne signifient plus rien pour elle, comme pour moi. J’ai pensé qu’elle avait décidé de transformer en inconnus les familiers, et j’ai eu le temps de me dire que c’était assez fort, assez singulier, assez aventureux pour m’intéresser.

J’aime le moment où le rêve commence à s’échapper, car c’est la règle, comme tout le monde le sait : la parole le fait fuir. Il se défait comme un chapiteau qu’on démonte, il s’évanouit comme une apparition qui s’en va, il était énorme et il n’en reste presque rien : un bout de scène, un détail du décor.

Il faut conduire le rêve jusqu’au bout, naufrage ou pas. Et quand vous consentirez à vous éveiller parce que le rêve sera fini, alors vous serez en grande forme, plein de vitalité, comme si vous aviez bien travaillé, achevé un texte difficile à écrire, procédé à un rangement majeur, réparé une voiture qui refusait de rouler et désormais glisse le long des avenues.

Les histoires doivent se mélanger, non ? Ce n’est pas grave ? Mais si, quand même ! Si on vous interroge sur un livre, c’est quand même mieux que vous ne le mélangiez pas avec un autre ou alors on va penser que vous avez l’esprit confus. Et puis un livre, ça raconte une histoire et pas une autre. Moi, si j’en écrivais, comme vous, je n’aimerais pas du tout qu’on les confonde avec d’autres.

Ça doit être gai, les romans italiens, comme les films italiens. J’imagine qu’il y a plein de détails dans les romans italiens, non ? Moi j’aime bien quand un livre m’emmène complètement quelque part. Ça m’est arrivé avec celui de Gitta Gritti que vous m’avez passé l’autre fois. J’ai raté ma station de métro parce qu’elle était en train de raconter quelque chose dans un champ vert en plein été. Au bout il y avait ce village, et puis il y avait ce garçon qui me plaisait tellement, à l’ancienne, vraiment à l’ancienne, ça n’existe plus des gens comme ce garçon, avec des sentiments extraordinaires.

Est-ce qu’adopter par moments un autre visage que le mien me donnait de la force quand je retrouvais le mien, quand c’était le mien que j’affichais ? C’est bien possible. C’est même probable.

Les gens ont bien le droit d’avoir deux vies. Il me semble même beaucoup plus naturel qu’ils en aient deux qu’une seule. Une personne qui a une seule vie, un seul visage, me paraît d’une certaine manière plus inquiétante qu’une personne qui a double ou triple vie.